Senses n’est pas à probablement parlé une série, pourtant c’est ainsi qu’elle a été présentée. On y suit le quotidien et les choix de quatre amies vivant à Kobe, au Japon. Une ode au besoin imminent de se recentrer sur soi pour mieux s’ouvrir aux autres, les entendre et les accompagner aussi. Les cinq volets (qui sortiront en trois fois au cinéma) distillent autant d’amertume que de douceur au cœur d’un rythme lent mais jamais pesant.


Et si la lecture faite par une jeune romancière au cours du 4e épisode se donnait comme le manifeste ou la note d’intention de Senses, œuvre sensible (même si parfois un poil trop bavarde/inllectualisante) ? Melle Nose, 25 ans, y fait l’éloge des sens, du corps, de son propre corps qu’elle apprend enfin à découvrir lors d’une excursion près de sources chaudes. L’amour qu’elle croit porter à un homme hors d’atteinte est l’occasion pour elle de faire le point sur ses sensations, ses sentiments et de s’ouvrir aux autres, du moins de les voir vraiment. C’est ce que Ryusuke Hamaguchi (le réalisateur également sélectionné cette année à Cannes avec un autre film) voudrait aussi pour ses quatre héroïnes empêtrées dans des vies qu’elles ne désirent plus et dont elles peinent à s’extraire. Le film (ou la série si on en apprécie le découpage très superficiel) est aussi une formidable immersion et introspection dans un Japon malade de trop travailler, où l’amour semble n’être qu’une convention de plus. La force de cet opus d’abord dévoilé en deux parties, puis décliné dans trois autres par la suite, réside dans l’attention portée aux portraits des quatre héroïnes et des quelques figures masculines et féminines (dont l’écrivaine déjà citée) qui gravitent autour d’elles. C’est en cela que Senses se rapproche le plus de « l’esprit série » puisque l’on prend le temps de découvrir les quatre personnages, leurs personnalités, leurs doutes et leurs évolutions. Ryusuke Hamaguchi sonde littéralement les âmes de ses héroïnes les faisant tour à tour toucher (l’épisode 1 et son atelier au corps à corps), écouter (les révélations et leurs conséquences dès l’épisode 2), voir (très lié notamment à la lecture de l’épisode 3-4), sentir (le prix de la liberté ? qui peut s’avérer très coûteux comme le montrent les deux derniers épisodes) et goûter. Le spectateur lui-même, même si le dispositif immersif ne fonctionne pas complètement, est invité à ressentir avec ses 5 sens, qu’il ressente lui aussi l’envie de se reconnecter à l’autre, celle de devoir écouter les confessions des différents personnages ou encore cette envie de manger littéralement avec eux. Un peu à la manière de Kore-Eda (notamment dans Notre petite soeur ou Still Walking), Ryusuke Hamaguchi nous invite à la table de ses héroïnes et éveille nos papilles.


Si le sujet de Senses semble être l’amitié au premier abord, il brasse bien d’autres sensations et thèmes au cours des 5h20 que dure son intégrale (que certains cinémas ont choisi de diffuser d’un trait alors que les sorties réelles sont différées). Tout commence par un train qui défile. Nos yeux ne voient qu’une voie ferrée, un tunnel, puis quatre personnages qui discutent dans ledit train. Bientôt ces quatre femmes que l’on identifient comme étant amies se délectent d’un repas, ou plutôt un pique-nique, alors qu’autour d’elles s’abat une pluie torrentielle. Elles se complimentent sur les mets apportés par chacune d’entre elle et sortent leurs agendas pour fixer la date de leur prochain rendez-vous. Aucune faille dans cette amitié très « proprette » ne semble survenir à ce moment-là. Pourtant, les quatre amies semblent comme empêchées de se parler franchement. Suite à cette séquence inaugurale, nous sommes directement plongés et tour à tour dans le quotidien des quatre femmes : Akari, la célibataire « endurcie » autrefois mariée, Sakurako, la timide mère d’un adolescent qui vit en colocation avec sa belle-mère pour quelques semaines, Fumi, l’artiste mariée qui réunit ses amies autour d’ateliers organisés dans sa galerie et enfin Jun, la pétillante, celle qui les a toutes unies au départ, mariée elle aussi. Si ces premières qualifications semblent simplistes c’est qu’elles vont bientôt voler en éclats après une révélation de la part de Jun. Ryusuke Hamaguchi filmera alors jusqu’au bout la déliquescence d’une amitié pourtant bien ancrée dans les vies de ses personnages. En les confrontant à leur « moi », à leurs choix, et surtout à leurs propres égoïsmes, Ryusuke Hamaguchi pousse chacune des quatre femmes à s’émanciper de sa caractérisation première. Le couple, fondement de leurs vies respectives, s’effondrant peu à peu, l’une entraînant l’autre à révéler enfin son ennui voire sa mort dans la fonction de femme au foyer, trois des quatre amies devront faire des choix parfois cruels, mais qui marqueront leur émancipation, voire leur naissance au monde, même à 37 ans. Cette première couche d’intrigues (attention les rebondissements sont peu présents ici, nous sommes dans un rythme qui épouse la vie et son quotidien parfois dans un style quasi documentaire) se double d’une lecture aiguisée de la société (pas seulement japonaise). Les personnages accouchent littéralement de leurs vérités et nous, comme les personnes présentes à l’écran, sommes enfin obligés de les écouter, de voir le monde en face. Même quand ce monde est vu à travers les yeux naïfs d’une romancière qui n’a pas encore découvert la cruauté qu’il peut receler.


Ce qui frappe dans Senses c’est sa construction savante et comment chaque scène vient enrichir notre connaissance des personnages et des motivations esthétiques et cinématographiques de Ryusuke Hamaguchi. Il ne se contente pas toujours de poser sa caméra mais construit minutieusement ses plans pour faire entendre la voix de ses personnages. Ainsi, à plusieurs reprises, des êtres se livrent comme Akari l’infirmière sur ses conditions de travail. Parce que l’on pose trop souvent la question « c’est pas trop dur comme travail ? », sans écouter la réponse. S’il était question de briser des conventions, c’est chose faite. Senses est comme une symphonie des corps (les rapports entre les gens au Japon sont très chorégraphiés) où la scène originelle de l’atelier qui invitait les participants à se toucher sans raison, à poser l’oreille contre le ventre de l’autre pour écouter, prend toute son ampleur dans les derniers mots du film, ceux d’Akari, qui sonnent comme un mensonge nécessaire pour supporter l’insupportable, elle qui pourtant détestait qu’on ne lui dise pas la vérité, qu’on lui cache des choses. Voilà que Ryusuke Hamaguchi recherche la sincérité, quitte à faire durer certaines scènes jusqu’à l’écœurement (même si on n’est pas au niveau d’un Kechiche) de ce point de vue-là, à faire vaciller les corps. Il donne à voir, à entendre, à sentir et surtout à penser un monde en mouvement, dans lequel il faut trouver sa place tout en s’ouvrant à l’autre, si nécessaire à notre équilibre et pourtant si peu propice à partager nos vies toutes entières. Si l’humanisme avait un pendant cinématographique, ce serait certainement Senses qui n’est pas qu’une série (ou un film) d’émancipation féminine, mais le récit de nos faiblesses et de nos forces et de la manière dont on tente de les oublier, en vain.

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le 6 mai 2018

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