Shadows, c’est l’histoire de trois frères et sœurs, Hugh, Benny et Lelia, à New-York dans les années 50. Des frères et sœurs qui luttent chacun à leur manière pour réussir, qui luttent contre des violences sociales insidieuses ou exacerbées, qui luttent pour s’affirmer et être aimés. Une histoire, leur histoire, mais non-linéaire. Cette linéarité, absente dans le récit, se retrouve toutefois dans le relief du film. Sans évènement majeur qui engendrerait un fil narratif suivi, avec une cohérence (chrono)logique, il s’agit ici d’une succession d’épisodes sans qu’aucun ne prédomine, tous égaux entre eux. Le lien se fait par la parenté des personnages, faisant en conséquence résonner les situations qu’ils vivent les un(e)s par rapport aux autres.


Si thématiquement le film est plutôt intéressant bien que parfois un peu monotone, justement en raison de la régularité du déroulé, c’est tout le processus de création qui interpelle et le rend singulier. Dans une démarche de spontanéité totale, Cassavetes laisse une liberté absolue aux acteurs qui improvisent (les personnages proviennent de canevas travaillés collectivement au préalable), tant au niveau des dialogues que pour leurs déplacements, sans être limités par des postions préétablies, des marques au sol ou des nécessités techniques telles que la lumière. Le musicien Charles Mingus est lui aussi invité à improviser la bande originale. Tout concourt à ce que ce soit la technique qui s’adapte à l’interprétation, et non pas l’inverse ; ainsi la caméra suit l’acteur sans que celui-ci s’en préoccupe. À noter également : les comédiens sont inconnus et plusieurs membres de l’équipe technique, inexpérimentés.


Ce processus impacte conséquemment l’esthétique du film. La mobilité de la caméra apporte de la fluidité et une certaine vitalité. Une proximité avec les personnages aussi, nous emportant dans leur sillage. C’est toujours bien filmé, intuitif. Le montage est également très réussi. Il y a un bel équilibre dans le choix des épisodes, alternant des passages festifs, pleins d’entrain et d’agitation, saturés de bruit et de monde dans un New-York tourbillonnant, et d’autres plus paisibles et intimes, comme captés depuis la serrure d’une porte, permettant de rencontrer les personnages plus personnellement, comprendre ce qu’ils sont au-delà de ce qu’ils montrent.


Pour son premier film sans budget ni décors, Cassavetes expérimente et ose tout, prend tous les risques au point de s’endetter, le film n’ayant pas vocation à être distribué. Certains évoquent l’émergence d’une nouvelle vague pour le cinéma américain, d’une nouvelle école de New-York. Le long-métrage se fera remarquer, notamment en Europe, et permettra au réalisateur de poser les bases de ses prochaines créations, dont la démarche et les mécaniques narratives seront similaires à Shadows. Une expérience donc décisive dans sa carrière.

yvelise_thbt
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le 5 avr. 2020

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yvelise_thbt

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