Short Cuts
7.5
Short Cuts

Film de Robert Altman (1993)

Dès le prologue, un ballet nocturne d'hélicoptères dans le ciel de San Francisco, à la façon d'Apocalypse now, on sait que l'on va voir un très grand film.
La musique de Mark Isham, en variations jazzy et temps plus intenses, dans un affrontement subtil avec le bourdonnement des moteurs, en avant-plan ou en sourdine, comme tout au long du film, pose l'ambiance avant le thème. L'ambiance sera aussi le thème.
Comme dans Apocalypse Now, il est aussi question d'une guerre, d'un bombardement, d'une pulvérisation. mais une pancarte, puis la T.V. en voix off, ont tôt fait d'identifier l'ennemi - un moucheron parasite, qui s'attaque consciencieusement aux fruits et aux légumes du coin.
Dès le prologue, on sait qu'on est bien chez Robert Altman. La dérision est en marche. En fait de massacre, Il y a même une tronçonneuse dans le film - mais elle aussi ne s'attaquera qu'à des cibles un peu dérisoires, meubles et sous-vêtements ... La vraie cible est bien plus ambitieuse, même si Altman est sans doute le seul à s'y attaquer.

Avec Short cuts, Robert Altman et son co-scénariste Frank Barhydt adaptent plusieurs nouvelles de Raymond Carver. On a beaucoup glosé sur le manque de fidélité, le détournement ... Le génie d'Altman est d'abord d'avoir opéré le regroupement de ces nouvelles dans une seule et même histoire. Short cuts est le plus grand film choral de l'histoire, genre qui depuis l'excellent (et très étrangement oublié) Nashville doit presque tout à Altman. Mais ce n'est pas tout. Les nouvelles de Raymond Carver présentent des individus, ou des couples, perdus dans leurs solitudes. En les croisant, en les mêlant de façon quasi inextricable, Altman sort du cadre individuel et compose un portrait absolument collectif. Et noir. Et impitoyable. Et tendre, aussi. La cible, évidemment, c'est aussi, d'abord, l'Amérique.

On ne s'attardera pas (et pourtant cela en vaudrait la peine) sur le génie de ces croisements, de ces transitions orchestrales. Celles-ci sont parfois assez classiques, mais très réussies, entre une piscine et une rivière, entre une rivière et un aquarium, entre la fumée d'un barbecue et celle d'un pot d'échappement. Mais elles sont aussi attachées à un traitement remarquable de l'image, avec l'apparition d'un autre personnage dans la profondeur du champ, ou dans la course d'un travelling. Ou encore directement liées, aux thèmes (et donc au thème), jusqu'à des enchaînements terrifiants, de l'hôpital où un enfant est en train de mourir à un coup de téléphoné évoquant la disparition ... d'un petit chien.

Et peut-être plus encore - à mesure que les effluves musicales de Mark Isham accompagnent, presque toujours en sourdine - Short cuts est un film de jazz, construit des improvisations permanentes, un entrelacs de lignes musicales qui se confondent avec les destins de 24 personnages, qui se croisent de façon apparemment aléatoires, comme la vie, mais en réalité totalement maîtrisées.

Dans les premières séquences, le film semble juxtaposer de façon assez naturaliste, les vies ordinaires de personnages ordinaires, aux contours assez flous. Mais après une demi-heure, ou un peu plus, au moment où la partie de pêche dans un torrent de montagne tourne au délire (on découvre un cadavre, on réfléchit, on grommelle, on finit par l'attacher pour que le courant ne l'emporte pas et on reprend sa partie de pêche, très fructueuse), tout bascule vraiment.

On est chez les Romains de la décadence, dans un monde qui se délite, la fin d'une civilisation - entre alcool, dope, et sexe - et vulgarité définitive. Car dans Short cuts, alcool et drogue et sexe sont désespérément tristes. Et ils ne traduisent au fond qu'un désarroi profond, une impossibilité totale de communiquer et la plus profonde des solitudes. Et reviennent alors des images très poignantes, les longs monologues à deux, de Annie Ross devant sa fille (Lori Singer), de Jack Lemmon (devant son fils, Bruce Davison), sans vraiment se rendre compte qu'ils parlent à quelqu'un, tentant seulement "d'évacuer" pour eux-mêmes; Et reste enfin cette image, désespérante, de Jack Lemmon, de dos, voûté, vacillant, s'éloignant seul dans les couloirs d'un hôpital, après la mort de son petit-fils, dont il n'avait même pas retenu le prénom.

Pause - Short cuts n'a rien d'un film dépressif - mais rythmé, cynique certes, caustique, et constamment drôle. Le personnage de Tim Robbins en policier/motard en ray bans, en maîtresses approximatives, en beaufitude, en vanité et en crétinisme absolus, empêtré dans ses mensonges (l'histoire ridicule de Claire le clown / Ann Archer) et le rire contenu puis explosif (comme celui du spectateur ...) de son épouse (magnifique Madeleine Stowe) , le quiproquo lié à l'échange simultané et inversé des photos (entre pêcheur et jeune femme "maquillée") débouchant sur une double suspicion absurde et jubilatoire de serial killers et sur un double relevé de plaques minéralogiques.

On ne peut évidemment pas développer ici le rôle respectif de chaque personnage, même si (presque) tous ont apparu / apparaîtront au long de la critique, de façon presque aléatoire, comme au long du film. On retiendra de ce jeu de massacre le personnage de Chris Penn, ballotté entre sexe virtuel, permanent, crade (son épouse, Jennifer Jason Leigh, au téléphone dans un numéro Ulla 26-30 permanent et rémunéré), égaré, jeté, humilé, mutique et totalement passif, voyeur occasionnel, meurtrier et victime au bout du compte. Ce sont deux femmes qui transmettent peut -être, de la façon la plus explicite, la teneur (pas le message ...) du film :
- Annie Ross, chanteuse déchue et alcoolisée : "on se fait tous piéger, je me suis fait piéger par la vie" (en chanson, cela va sans dire),
- Julianne Moore, en artiste peintre bling bling, avec une phrase, désespérée et vite reprise, sur un ancien prof aux Beaux-Arts, refusant d'utiliser pinceaux crayons, peinture - "pour nous apprendre à sentir, j'imagine ; j'ai oublié." Et les derniers mots tombent comme un glas.

De ces désastres, les principales victimes seront évidemment les femmes (trois meurent dans le film) et plus encore les enfants : la communication est rompue, on l'a vu, à l'intérieur des couples, mais aussi entre parents et enfants et même avec les petits enfants les plus jeunes - qui sont assassinés, suicidés, ou mortellement accidentés. Le monde s'écroule, les civilisations sont mortelles, même celle-là. No future ?

Mais nous sommes toujours chez Robert Altman. Short cuts ne peut pas se réduire à un jeu de massacre. Altman, le démystificateur / massacreur, aime par dessus-tout ses personnages, ses acteurs - et sans doute l'humanité. Tous dans le film ont leur moment, parfois leur éclair, de rédemption, d'émotion, et d'humanité. Julianne Moore nue, face à son mari et au spectateur, s'en même sans rendre compte, arrachant entre dégoût, colère et dérision sa confession sur une très ancienne tromperie (sur fond d'alcool, de hasard, et d'anecdote à la fois glauque et sans intérêt) pour arracher, aussi, l'émotion ; Lily Tomlin et Tom Waits, réconciliés autour d'une bouteille et de projets impossibles, dérisoires mais optimistes ; le boulanger (Lyle Lovett) au comportement assez misérable, entreprenant sa rédemption en offrant des petits pains à ses victimes ; Tim Robbins, sinon le plus exécrable mais sans doute le plus nul, qui devient presque chevaleresque lorsqu'il tente de prendre les choses en en mains au moment du tremblement de terre ...

Le monde s'écroule. Short cuts commençait sur une apocalypse de moucherons et s'achève sur une catastrophe tellurique. Le tremblement de terre comme prélude à un monde nouveau ? En réalité, ce ne sera qu'une petite secousse, très brève, avec une seule morte (et sans rapport avec le séisme) et retour au réel. C'est bien la dérision qui a le dernier mot et on est toujours chez Robert Altman.

L'ensemble des comédiens a obtenu le prix d'interprétation, collectif et absolument mérité, au festival de Venise. C'était peut-être le plus bel hommage à rendre au plus grand des fils orchestraux - Short cuts, film parfait.
pphf

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