Entre soumission extrême et inaliénable liberté

Il était une fois... Il est véritablement, au nord-est de la Turquie, un petit village de montagne, Kuskoy, « le village des oiseaux », en turc. Ses habitants y maintiennent vivace une tradition fascinante, la « langue sifflée », qui permet d’échanger les messages les plus subtils au moyen de sifflements aussi longs et modulés que ceux des volatiles les plus mélodieux. Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti, couple turco-français, unis à la ville et dans le travail, ont eu l’idée d’inscrire là une histoire envoûtante, plongeant ses racines dans la réalité du lieu et de ses légendes, et jetant un pont entre l’univers du conte et une contemporanéité sociétale bien actuelle.


Une jeune fille, l’héroïne éponyme, Sibel (Damla Sönmez, d’emblée inoubliable), muette, ne s’exprime que grâce à la langue sifflée du village. Bénéficiant de la protection autoritaire de son père veuf (Emin Gursoy), maire du lieu, elle n’en est pas moins tenue à l’écart par les autres femmes, qui la perçoivent comme maudite et craignent une contagiosité de son handicap. Un handicap qui, tout en la plaçant aux marges de cette micro-société et en lui déniant le statut de femme, lui permet de bénéficier de certains avantages, comme l’autorisation tacite de ne pas voiler ses cheveux ou encore celle, que lui envie tant sa sœur cadette, d’aller et venir librement, armée d’un fusil que lui a confié son père.


Il résulte de cet état de fait un partage clair de l’espace : les champs, le village, la maison, régis par les lois humaines, lieux dans lesquels la singularité de Sibel explose et conditionne tous ses échanges. Et la forêt vers laquelle elle fuit, protégée par son arme, et qui recouvre sa fonction originaire d’espace soustrait aux lois des hommes. Une forêt de conte, aussi, sur laquelle la jeune fille aux cheveux libres semble régner, et qui abrite sous ses arbres d’autres actants du conte : le loup, que l’héroïne traque, et qui est aussi comme une résurgence d’Asena, la louve chamanique, de laquelle seraient descendues les tribus turques ; la figure de la sorcière, qui prend ici les apparences d’une vieille folle, Narin (Meral Çetinkaya), que Sibel est la seule à côtoyer sans crainte et qui cache un antique chagrin, mais qui saura guider la jeune femme par ses paroles, entre prophétie et incantation ; et l’inconnu (Erkan Kolcak Kostendil), prince charmant ou ogre, selon ce qu’en décidera le conte... Un inconnu qui ancre toutefois le scénario dans le XXIème siècle, puisque la police qui le cherche le présente comme un dangereux terroriste, alors que lui affirme avoir au contraire fui le service militaire.


Au creux de cette forêt qui est son domaine, Sibel, homonyme de Cybèle, la déesse grecque de la nature sauvage, pourra laisser sa beauté et sa personnalité éclore. Mais la forêt offrira aussi comme une spatialisation de la mémoire collective, métaphorisant son inconscient, en se faisant gardienne et dépositaire des ossements que tous auraient préféré voir disparaître, puisqu’ils témoignent d’un ancien crime.


Porté par l’interprétation de Damla Sönmez, qui non seulement joue son personnage mais le danse, presque, de la tête aux pieds, tant sa gestuelle est précise, et servi par les cadrages inspirés d’Eric Devin, ce troisième long-métrage de Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti ne se quitte qu’à regret, tant l’on voudrait poursuivre l’exploration des méandres de cette histoire, entre puissance de l’imaginaire archaïque et mordant de la réalité socio-politique.

AnneSchneider
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le 25 mars 2019

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Anne Schneider

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