Merveilleuses constructions de l'impalpable.

La perspective d'un film où Juliette Binoche tient le premier rôle est toujours alléchante. N'ayant plus besoin de confirmer qu'elle est bien une géante (pour simple rappel, elle est actuellement la seule actrice à cumuler César, Oscar - certes du second rôle - et prix d'interprétation dans chacun des trois festivals majeurs du cinéma mondial), elle enchaîne pourtant apparitions étonnantes (la dernière en date, anecdotique, dans Godzilla) et compositions impressionnantes adoubées par la critique (variations ludiques chez Kiarostami il y a 4-5 ans, ou silhouette meurtrie et malmenée dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont). La voir à l'affiche du nouveau long-métrage d'un Assayas assez prolifique et inégal ces dernières années, qui plus est aux côtés de la décriée Kristen Stewart, était un beau défi, il est hautement relevé.

Car au final quoi de plus malin que de confier à cette papesse de la comédie (au sens large du terme) et à une wannabe finalement pas si inintéressante, cette histoire aussi passionnante qu'un peu convenue de comédienne en crise existentielle devant un rôle redouté ? Assayas, une fois de plus, est un fin scénariste. Son film est formellement abouti et judicieusement découpé : un prologue percutant, drôle et touchant à la fois, dans un train qui sillonne les Alpes tel un serpent, une première partie qui en découle et se finit à Zurich, peinture plutôt vitriolée d'un milieu d'apparences et de masques, une seconde partie plus aérée dans les Alpes suisses et italiennes, et enfin un épilogue londonien qui apporte de nouvelles perspectives sur le tout. La partition est réglée comme du papier à musique, les actrices gonflées à bloc - Kristen a appris à fermer la bouche, hourra ! - et le cinéaste déroule son drame bergmanien avec souplesse et quelques touches antonioniennes bienvenues. Bref, tout va bien.

Le film n'est jamais aussi bon que lorsqu'il accepte la rigidité théorique de son propos sans essayer de se faire passer pour plus novateur qu'il ne peut l'être. Ces histoires de psyché, de persona et de tout le jargon psychologique et théâtral qu'il vous semblera bon d'y associer ne sont pas inédites, quiconque ayant vu - au hasard - Persona justement, ne s'y trompera guère. Mais il y a un réel plaisir à observer les failles qui s'esquissent, à prendre les paris sur les tours et détours du scénario par rapport à un itinéraire tout tracé. Première partie, Binoche / Maria Enders est féminine, aguicheuse, star. Elle arbore d'impressionnantes lunettes de soleil, un manteau en plume, un brushing et une coloration impeccables. Son deuil semble sincère, le jeu est parfait, le physique un brin juvénile et l'assurance quasi totale. Elle est encore Sigrid, ce rôle qui a lancé sa carrière et modelé sa manière d'appréhender tant son métier que sa vie intime. Mais, dès que les premiers masques tombent ou refont surface (hypocrisie, désir, jalousie, vieilles haines enfouies et finalement, le deuil, le vrai), elle se métamorphose. A la faveur de la préparation du rôle détesté de Helena, la quadragénaire dépressive que Sigrid manipulait dans la pièce qui l'a fait connaître, Maria / Binoche se fait plus terne, plus fragile. Cheveux courts, méconnaissable, les traits tirés, visiblement fatiguée, usée. Elle se glisse imperceptiblement dans la peau d'Helena et l'on voit alors l'évidence du parallèle. Stewart, son agent pour l'occasion devenue répétitrice, sera sa Sigrid, et le film épousera l'itinéraire de cette pièce qui est de tous les mots mais qui demeure au final assez étrangère au film. Les belles séquences de jeu et de trouble où les deux personnages répètent le texte dévoilent des béances où on ne sait plus, durant quelques magnifiques instants, à quel degré de jeu on se situe. L'exercice est certes prévisible vu le sujet du film, il n'en est pas moins périlleux et drôlement réussi.

Par ailleurs, "Clouds of Sils Maria" (le titre anglais est ici plus utile), a l'intelligence d'échapper en partie à ce programme automatique. Il le fait en complexifiant un peu sa trame : au duo d'actrices bien installées dans leur jeu alpin et mortifère, se greffe la fraîcheur et l'insolence de Chloé Moretz, la "vraie" Sigrid, celle qui la jouera sur scène dans l'épilogue du film. Cette nouvelle variation dans un système de jeu assez clos apporte une nouvelle nuance, bienvenue et inattendue. De plus, le serpent de Maloja, formation météorologique nuageuse qui donne son nom à la pièce au centre du film, permet de multiplier les degrés de lecture du récit, et d'ouvrir quelques espaces de doute. Traité sur le jeu, sur l'interprétation sur le désir, sur l'identité, différentes approches se font jour et sont magnifiées par des séquences superbes de paysages alpins. Un film muet fascinant, projeté sur un écran de télévision ou sur la scène d'un théâtre, dont le film rejoue l'objet au cours d'une extraordinaire séquence de randonnée parmi les nuages, au son du Canon de Pachelbel, et qui se clôt par un mystère antonionien en diable. Scénario précis et infernal donc, mais peut-être un brin trop théorique et trop huilé, et de telles respirations se font sans doute un peu rares. L'exercice de style, aussi réussi qu'il soit, a donc ses limites, mais l'épilogue et un nouveau personnage secondaire (délicieuse apparition de Brady Corbet), viennent assouplir un film d'auteur qui souffre parfois des visions très personnelles et presque réactionnaires de son réalisateur sur le cinéma et sur l'art en général. Toutes les grilles de lecture coïncident pourtant et s'enrichissent par couches, à l'image de cette omniprésence de la musique baroque et de son écriture horizontale (le film allant jusqu'à utiliser le canon et la polyphonie musicale pour épouser la polyphonie et le canon de points de vue sur Maloja Snake), seulement perturbée par quelques saillies pop-rock (Primal Scream par exemple), dues au électrons libres du récit - Stewart et Moretz.

Le tout force admiration et respect mais exige sans doute un brin de recul. Un tour de force qui démontre si besoin était l'intelligence d'Olivier Assayas et qui recèle de belles trouvailles, notamment dans une utilisation toujours aussi irréprochable et sensible de la musique. Dommage que ce récit circulaire à défaut d'être serpentin ne soit pas resté cantonné aux mystérieux nuages qu'il contemple avec déférence.

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le 27 août 2014

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Krokodebil

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