Les lettres blanches du générique s'effacent pour laisser apparaître un grand mur de briques envahissant tout l'écran avec, à sa gauche, un petit écriteau indiquant le nom de l'hôpital dans lequel nous allons entrer. Mankiewicz commence ainsi son film face au mur, tel un faux démarrage, il manque le décor pour étouffer sa première image et enferme dès l'instant le spectateur dans son film. Il n'y a plus d'extérieur, autant s'habituer aux murs qui enserreront la plupart des plans, recueilleront les dialogues, oppresseront les personnages jusqu'à leur faire cracher une vérité qui les empêche de sortir.


Ainsi le film commence dans un hôpital psychiatrique alors qu'un chirurgien psychiatre (Montgomery Clift) pratique une lobotomie sur sa patiente. Il se voit contacter par une veuve, Violet Venable (Katharine Hepburn) venant de perdre son fils qui propose de financer ses projets. La générosité n'est que d'apparence puisqu'est tacitement admis entre les deux personnages que le médecin devra lobotomiser la nièce (Elisabeth Taylor), atteinte de « démence précoce » qui lui fait hurler des obscénités et proférer des mensonges. Dès lors, le psychiatre se voit embarqué malgré lui dans un drame familial malsain qui voit s'affronter deux fortes figures féminines entre lesquelles il ne pourra être que le juge silencieux, l'arbitre objectif. Car derrière la révélation psychiatrique, il s'agit bien d'un procès discret, d'une enquête juridique sous le regard de la morale médicale.


Mankiewicz construit ainsi un film porté par des dialogues, des déclarations où les personnages sont assis, ou immobiles, témoignant et hurlant pour retrouver la Vérité sur le défunt Sébastien, le spectre qui règne sur la pellicule, celui que les deux femmes idolâtrent, aiment, et ne peuvent saisir. La mère par négation, la nièce par traumatisme. Deux lieux clos se succèdent : l'hôpital psychiatrique, véritable prison, là pour surveiller les corps et libérer la parole et la maison Venable où chacun se promène à sa guise mais où les langues sont liées par les tabous, les secrets, sous l'autorité de la maîtresse de maison. Durant presque deux heures, les personnages ne sortent jamais, s'enfermant à cause du secret et même au milieu des plantes sauvages, exotiques et menaçantes, ils sont chacun cloîtré dans ce jardin d'hiver qui apparaît comme une illusion de libération alors que les feuilles et branches ne sont que de nouvelles chaînes. Là est tout le jeu sur les lieux opéré par le réalisateur. Si la cellule médical paraît propice à la révélation du secret, ce n'est pas là que la nièce doit tout avouer. C'est dans la maison, plus grande, plus claire mais plus interdite que la véritable séance doit se conclure, car c'est là que la Vérité doit éclater puisque c'est la nièce qui doit dire et la mère écouter.


Le film se trouve de fait sans cesse divisé. Deux femmes s'opposent comme s'affrontent la raison contre la folie, l'hôpital contre la maison, le séduisant médecin en vie contre le divin Sébastien décédé, le blanc contre le noir. La couleur favorite de Sébastien était le blanc, justifie la mère lors de sa première apparition toute de blanc vêtue et pourtant endeuillée. Ce sont ces couleurs claires que l'on retrouve sur Elisabeth Taylor lorsqu'elle surgit pour la première fois à Sainte Marie, cloîtrée là-bas sous ordre de la mère, portant ainsi une pâle robe sous la lourde manipulation de la femme qui la fait taire. Mais dès qu'elle s'en libère, l'actrice est vêtue d'un vêtement noir, celui qu'elle rêvait de porter, acheté à Paris. Le noir ne lui permet que de mieux s'opposer à Katharine Hepburn et dès lors assumer son rôle de dissidente, de celle qui ne s'intègre pas dans la famille car elle sait. C'est dans la scène finale qu'elle se voit habillée d'un chemisier blanc au-dessus d'une jupe foncée car il est temps de se replonger dans le passé, tout en restant l'élément différent, le témoin extérieur qui peut tout démêler. Elle ne peut plus se fondre dans le mensonge, dans l'illusion qu'était Sébastien, comme elle était gênée et humiliée de porter un blanc maillot de bain sur la plage mais désire aussi réintégrer sa famille et son honneur.


Dans ce métrage, Mankiewicz met le spectateur nez à nez avec les tripes de la psyché humaine en évoquant l'inceste, le cannibalisme, le viol, la prostitution, jusqu'à l'homosexualité refoulée, reniée, inassumée. Ce sont ces passions désordonnées qui guident les personnages et culminent dans cette dernière scène. L'ultime révélation permet ainsi de longues minutes aussi insupportables que les souvenirs d'Elisabeth Taylor qui énonce enfin la vérité. Cet été dernier brûlant, inondé de blanc, bruyant, vient agiter les sens du spectateur qui ne peut plus tourner les yeux devant le passé, comme la mère est obligée d'entendre. Elisabeth Taylor livre ici une performance époustouflante en crachant un texte magnifique, en criant, son visage encastré dans une moitié de l'écran, le souvenir s'imposant dans l'autre pour des images saturées qui ne laissent aucune échappatoire, aucun moyen de se détourner de ce qu'il se passe.


C'est à l'issu de cette scène que se referme le métrage concluant magnifiquement son jeu d'écho, sa structure en faux miroir. Katharine Hepburn remonte dans son ascenseur croyant avoir retrouvé l'enfant qu'elle avait perdu au début alors qu'elle descendait, les yeux de Montgomery Clift, si remarqués et complimentés sont l'instrument d'hypnose dévoilant la Vérité, Elisabeth Taylor se rapproche à nouveau du médecin mais plus par peur, par libération, le plan final est éloigné, cesse de les étouffer et dévoile une lueur d'espoir après deux heures de scepticisme, de nihilisme, de secrets malsains.


C'est avec une main de maître que Mankiewicz livre un film d'un bout à l'autre calculé dans ses moindres détails, dans lequel il laisse ses acteurs exploser dans des performances hors du commun. Montgomery Clift en force calme, seul pilier sain et stable ; Katharine Hepburn en vieille femme dévastée, manipulatrice et torturée ; Elisabeth Taylor, magnifiée par ces lumières hollywoodiennes, qui envahit l'écran de son charisme dévorant, et dévoile un personnage fragile en apparence mais point névralgique de ce labyrinthe familial.


Un chef-d’œuvre d'artisan et de performances à n'en point douter.

Critique lue 470 fois

13
4

D'autres avis sur Soudain l'été dernier

Soudain l'été dernier
Sergent_Pepper
10

Vol au-dessus d’un nid de gourous

On a souvent considéré comme théâtral le cinéma de Mankiewicz, du fait de l’importance qu’il accorde aux dialogues, très écrits et constitutifs de la chair même de ses films. Confronter cet auteur au...

le 13 avr. 2014

76 j'aime

11

Soudain l'été dernier
Psychedeclic
10

Soudain, la grosse claque dans ma face

Une jeune femme en proie à ses démons, traumatisée après un choc violent ; un neurochirurgien adepte de psychologie qui se laisse aller à un jeu dangereux avec sa patiente ; une tante trop...

le 2 févr. 2011

40 j'aime

10

Soudain l'été dernier
SanFelice
10

Plantes carnivores et amours vénéneuses

Joseph L. Mankiewicz savait accorder de l'importance aux dialogues. Et comme tous ceux qui reconnaissent l'importance des paroles, ils savait qu'il s'agit d'un instrument de pouvoir. Mots et...

le 6 août 2017

34 j'aime

4

Du même critique

Justice League
CrèmeFuckingBrûlée
4

Journal intime de Batman : entrée n°1

Mercredi 15 novembre 2017 Oh là. Qu’est-ce qu’il s’est passé hier soir ? J’ai l’impression que Superman tient mon crâne entre ses mains tandis que Wonder Woman me donne des coups de pieds dans...

le 19 nov. 2017

121 j'aime

22

Logan
CrèmeFuckingBrûlée
9

Lettre de Batman à Logan

Cher Wolverine, Enfin... Hey mon pote Logan. Pardon d’être aussi formel, tu sais, c’est la première fois que je t’écris, je ne sais pas vraiment comment je dois m’y prendre, quel registre utiliser...

le 4 mars 2017

92 j'aime

18