En Septembre 2015, deux ans après sa sortie, je me vois adresser, dans le cadre de mes études, un échéancier de films à voir par le prof de ciné. La liste commence par Le voyage dans la lune de Méliès, passant par Resnais, Renoir, Truffaut, Godard et tout en bas de cette liste intimidante, rajouté comme par erreur: Spring Breakers . J'avais vu passer, comme tout le monde, l'affiche de ce que j'imaginais comme une énième production hollywoodienne sexy mais creuse, et je pensais que sa mention dans la liste était une provocation, visant pour un professeur réactionnaire à montrer tout ce qui ne va pas dans le cinéma d'aujourd'hui. C'est donc la fleur aux dents, avec l'entrain du sarcasme, que nous le regardions à trois, un dimanche après-midi, sur le mur d'une chambre d'étudiant, sans se douter une seconde du cliché entretenu par notre attitude mesquine et railleuse.


Nous lançons le film, et le sourire sardonique s'efface vite: après les quelques séquences attendues - corps dénudés au ralenti sur du Skrillex, rappelant les plus ignobles publicités Axe ou un montage de BDE - , on est plongé par le bruit d'une balle dans une atmosphère plus sordide, un huis-clos temporaire brumeux nous rendant presque claustrophobe. Cette balle, on la retrouvera :


( blessure de Cotty qui marque son départ, puis mort d'Alien qui marque a priori le départ de Brit et Candy )


, elle est le glas d'un retour violent à la réalité et de l'abandon des fantasmes, qui est, d'abord, celui du spectateur: ces premières images, celles que tu attendais, ne sont pas réelles, elles nécessitent une redescente, car l'euphorie et l'exaltation dans ce monde sont toujours suivies d'un retour au réel.


Le film commence enfin: capture intime en gros plan de ces corps scandaleux (tombés car) alourdis par le bang (la drogue cette fois, pas la détonation, bien que certains tomberont du fait de détonations), offerts, monochromes, à une caméra qui passe de l'expérience intime des personnes immobiles (inutile, pour ce corps polycéphale de parler de personnage, ce serait se tromper sur l’appréhension directe d'une expérience universelle) au remplissage du cadre par le nombre des figurant et leurs mouvements vifs. N'est-ce pas un équilibre difficile à saisir par une caméra, que la tension, toute intérieure, entre dasein et mitsein, l'étonnant paradoxe nécessaire à tout adolescent devenant adulte?


Je passe sur l'incroyable grain du 35mm, les plans de la maison, irréelle, les plans de la mer aux mille nuances, qui apporte beaucoup à la médiation du réel, la Floride étant peut-être le lieu par excellence de cette temporalité chamboulée, suivie par le clair obscur (la salle de classe) que l'on retrouvera par la suite dans la vendetta, lancée, de nuit, par Alien - celui qui vient d'un autre monde.


L'interprétation de James Franco dit bien plus qu'on pourrait le croire: parmi toutes ces allégories, il est celle de la liberté, ultime quête de l'adolescent, adulte-en-devenir. Que cette liberté soit celle du libre-arbitre (inutile de préciser qu'il est incompatible avec Selena Gomez alias Faith, la foi), circulant librement dans son vaisseau spatial jusque dans le territoire des autres, celui d'Archie (l'invasion - que ce soit l'invasion d'aliens si fructueuse pour la fiction américaine ou des mexicains si menaçante selon Trump qu'elle nécessite la construction d'un mur - est constitutive de leur Histoire qui est une grande fiction), il libère le groupe de leur prison physique, mais permet également aux trois filles de s'épanouir dans leur recherche du mal, dans leur transgression de la loi (I do anything, déclare-t-il, till this is against the law (James Franco = cowboy, nouveau Christian Slater ou protagoniste du nouveau GTA?). Comme un rêve de petit garçon (ou de véritable self made man américain): dormir sur des billets, avoir une sacrée bagnole et plein de flingues!


Les quatre filles, passant de la communauté sage (les quatre protagonistes sont assises, que ce soit dans le groupe de prière ou dans la salle de classe), à un groupe en crise, debout dans la foule, en quête d'identité, incarnant pourtant pour la plupart et dès le début des types (Candy = métaphore galvaudée du sexe ; Cottie = la prostituée ; Faith = la foi ). Elles figurent également l'adolescence américaine, majoritairement blanche et majoritairement bourgeoise, qui vont se retrouver, dans la course effrénée du film jusqu'à sa fin à prendre les armes (sujet proprement américain lui-aussi) à trouver ses limites (alcool, sexe, drogue), à abandonner leurs rêves de petites filles pour leur vie d'adulte (les scènes très drôles où elles ont leurs parents au téléphone montre bien le décalage). Ce mot de rêve, d'attentes, de décalage avec la réalité est très important puisque, nous l'avons dit, présent dès le début et jusqu'à la fin, lorsque les deux protagonistes s'enfuient au volant d'une voiture, ersatz de deux Thelma et Louise d'un autre âge et d'un autre temps.


Et si l'on y voit True Romance, Virgin Suicides ou Born Killers, c'est aussi dans cette perception de la transgression, du meurtre ou de l'illégalité comme transposition de la déréliction identitaire adolescente, de ses affres intérieurs, sans ignorer les excès typiques de la déréalisation.


Beaucoup d'encre a coulé sur la fin de ce film, "trop calme" au goût de certain.e.s. Pour ma part, je pense que le but n'est pas, justement, de jouer sur ce tableau. Le suspens est là, tout le long du film, dans chaque mouvement et dans chaque scène, la peur est là, mais une sortie en fanfare aurait peut-être détruit toute la magie de ce spectacle tout en nuances et en équilibre. Preuve, encore une fois, que ce film n'est pas tout en sucre, qu'il ne donne pas tout ce qu'il désire au public, et reste courageux dans son esthétique.


La dernière question nécessaire: le/la spectat.eur.rice est-iel prêt.e à suivre son mouvement, ou va-t-il, comme Faith, quitter le navire quand le film ne lui donne pas ce qu'il avait prévu de voir...

Créée

le 21 mars 2020

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DanyLeRouge

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