Les quatre jeunes filles sont assises dans la salle de bain. Leurs jambes halées et nues s’étendent ou se replient contre le carrelage blanc, leurs orteils vernis ou recouverts de chaussettes restent immobiles, et leurs dos vêtus de pyjama – vêtement large et puéril contrastant avec leurs genoux découverts, dévoilant leur sexualité infantile – se reposent avec peine sur le mur. Entre elles s’allongent des billets verdâtres et maigres tel un feu qui n’a pour chaleur que le rêve qu’il inspire. Mais le brasier est trop petit. Une fille étend son index et son majeur afin de transformer sa chair brunie en un dangereux simulacre d’objet métallique, et tire en prononçant quelques soupirs mutins sur ses amies, sur le tas miséreux, sur sa tempe recouverte de lisses cheveux décolorés, témoignant d’une soif de brutalité joueuse, de suicide espiègle. Elle délaisse sa main sur son genou arrondi dévoilant ses doigts fardés de violet à l’exception de son annulaire auréolé d’une peinture bleutée. Leurs quatre visages se masquent de déception, de tristesse, tandis que Faith de sa voix aiguë évoque la terrible immobilité de leur vie, l’inertie de leur quotidien, la sclérose de leurs sensations, comme si même son prénom ne suffisait plus à la laisser elle-même croire. La mine affligée, elles croient abandonner leur ultime chance de liberté, le voyage convoité vers l’ouest pour exacerber leurs âmes aux Spring Breakers.


Comment peut-on faire de la poésie de ce monde contemporain au cinéma ? On peut affirmer qu’aujourd’hui il y a plusieurs écoles : d’un côté nous avons Terrence Malick qui recherche l’onirisme dans les anciens thèmes, la nature, la famille offrant des films qui paraissent presque en détachement avec nos quotidiens ; de l’autre on peut trouver Nicolas Winding Refn qui compose ses vers dans une esthétique brillante, où l’artificialité est le lieu de toutes les rimes, où la violence entraîne quelques sonnets ; et au centre se tient Jim Jarmush qui tel un descendant d'Allen Ginsberg traduit à l’écran une forme de beat generation avec des personnages simples et rois de la rue dont le quotidien même est sujet au plus beaux instants. Puis il y a Harmony Korine. Harmony Korine va plus loin que tous ceux-là. Lui, il plonge à corps perdu dans un environnement que l’on méprise tous, dans les quotidiens de ceux qu’on traite hautainement de beauf. Harmony Korine prend pour sujet l’alcool, les volutes de fumée, les soirées débridées, cherchant quelques assonances dans ces corps bronzés, dans ces courbes voluptueuses, dans ces poitrines luisante de boisson, dans ces formes qui se défoulent sur des plages brûlantes.


C’est au travers de l’individu que l’on trouve la poésie. Harmony Korine, dans ce groupe grouillant de danseurs de l’été, pioche quatre filles, quatre adolescentes, qu’il va laisser en roue libre. Le choix de casting est ici d’une intelligence formidable. Il y a longtemps, les plus beaux moments d’émotions se cristallisaient dans certaines actrices que l’on s’amusait à placer en total décalage pour entrevoir le lyrisme de leur âme : l’exemple parfait est celui de Marilyn Monroe dans Les Désaxés qui se retrouve esseulée dans un rôle dramatique, dans un film « sérieux », et qui offre ici l’une de ses performances les plus puissantes, les plus émouvantes. Harmony Korine choisit un nouveau décalage, un décalage moderne. Les actrices de comédies reconverties dans les films tragiques ne surprenant plus, il récupère deux actrices issus de Disney, deux gamines, deux enfants stars, les modèles du puritanisme à l’Américaine, les deux minettes hétérosexuelles et sages qui n’avaient pour vocation que chanter les louanges du beau quaterback du lycée : Vanessa Hudgens et Selena Gomez. Vanessa Hudgens, il la transforme entièrement : elle devient blonde, criminelle, bisexuelle, provocante. Selena Gomez, quant à elle, joue presque son propre rôle, et représente ce décalage forcé et difficile. De jeune fille sage et religieuse, elle part dans ce monde de fête à la recherche d’une liberté, ne supportant plus d’être infantilisée, d’être prisonnière d’un certain type, même si cela rime avec une certaine cruauté, une certaine peur à la fin. Elle est la métaphore de sa personne, et la métaphore de la jeunesse que cherche à montrer ici Harmony Korine. Il ne s’agit pas de juger ces jeunes qui s’abandonnent dans des fêtes à la limite du glauque, mais d’expliquer et de comprendre l’attrait que l’on peut éprouver devant cet abandon personnel.


La versification n’est pas que dramatique ici, mais bien visuelle. Le réalisateur laisse s’échapper des effusions colorées, avec les lumières fluorescentes, avec les bikinis criards, à la recherche de l’esthétique particulière du monde des soirées. Cette beauté visuelle, il arrive à l’extraire de partout : dans une fin de soirée où la maison est tapissée de rouge, dans une piscine auréolée de son propre bleu, dans le gangster Alien qui avec ces dents en argents, ses dreads, ses tatouages, finit par dégager une émotion physique, une beauté unique qui en devient touchante. Alien est le point névralgique du film qu’il fait basculer dans ses plus beaux et terribles moments.


Alien fait sombrer le film dans sa propre pulsion de mort, dans le suicide enchanté qui parcourt tout l’objectif. Ces grandes fêtes répétées comme des anaphores riment avec deux choses : la mort et le sexe. Ainsi lorsque l’on couche on le fait dans une maison au papier peint de fusils, lorsque l’on fait une fellation c’est avec le canon métallique d’une arme, lorsque l’on concrétise à l’écran un plan à trois dans la piscine, c’est motivé par un désir de vengeance sanglante. Les personnages, à tâtons, sont en quête de la petite mort, dans tous les sens qu’elle revêt, et surtout dans cette volonté presque inconsciente du suicide hystérique et joyeux, de la destruction partielle de son être grâce au plaisir.


Et c’est lorsque tout ceci se mélange, arme, sexe, enfance, fête, que Spring Breakers arrive à créer des moments de poésies des plus beaux du cinéma.


Trois nymphes de rose cagoulées s’avancent vers le piano blanc où Alien se repose. Appuyant contre leurs corps le froid canon de fer d’armes qu’elles serrent telles des peluches, elles réclament de leurs voix perchées une chanson douce. Les phalanges tatouées d’Alien se baladent alors sur l’instrument et sa voix rayée, fausse et sincère se pose sur la calme mélodie et provoque un contraste magnifique, faisant de son chant un objet de pureté, d’innocence, de timidité. Les jeunes filles le rejoignent pour donner une certaine ampleur féminine et délicate à la belle chanson jusqu’à ce que la détentrice du morceau reprenne lentement ses droits, prouvant que malgré son statut de chanteuse pop méprisée, elle possède elle-même la poésie vibrante qui anime le film. Les anges rosâtres et légèrement habillés se mettent à danser, s’accordant avec le soleil déclinant sur la mer calme. Bientôt, enfantines, elles font une ronde où les armes relient leurs mains à la manière de nouveaux membres métalliques, et elles tourbillonnent en souriant, telles trois petites filles armées, trois enfants soldats des bas-quartiers, trois divinités de la mort déchues. Le regard d’Alien toujours au piano se pose avec affection et amour sur les tendres êtres qui s’amusent et jouissent de ce dernier éclat mystique, avant l’escalade de violence colorée qui viendra bousculer leur vie.

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