L’âme de Woody Allen, tel l’autobus bondé de gens aux sombres mines qui nous apparaît lors de la première séquence, est en crise : après le revers terrible que fut Intérieurs, tentative qui se voulait plus sérieuse dans la filmographie allenienne, puis la consécration ultime que devint Manhattan, œuvre trop personnelle aux dires d’Allen qui alla jusqu’à espérer l’échec de celle-ci, l’être du réalisateur oscarisé voit flou, sa conscience est désorbitée, l’heure est à la remise en question professionnelle.
Comme à l’habitude chez Woody, la création s’impose comme une catharsis réparatrice; en résulte donc Stardust Memories, œuvre de la désorientation narrative qui introduit le spectateur dans la labyrinthique psyché du réalisateur troublé, le plongeant dans ses vagabondages spirituels. Muni des usuels dialogues à la finesse irréprochable qui sont souverains dans le cinéma d’Allen, Stardust Memories, sous une couche d’humour désinvolte, recèle l’anxiété grandissante et indomptable de son auteur : les affres existentielles gagnent du terrain, la mort et le néant envahissent chaque espace vide, l’angoisse tourmente chaque scène du film. Nageant dans le tintamarre étouffant de la célébrité, Sandy Bates est victime de dilution intellectuelle : confronté à trop de personnalités, appesanti par les attentes du public, son être finit par s’évaporer et, pour contrer le phénomène, Sandy/Woody décide de se ressourcer dans l’abîme de ses souvenirs (idée maîtresse du Huit et demi de Fellini). Logeant au Stardust Hotel (véritable palais de l’onirisme) à l’occasion d’une rétrospective de son œuvre, le personnage qu’incarne Allen aborde (enfin!) frontalement les multiples questionnements qui lui ont servi de piliers dans sa carrière jusqu’à ce jour, mais son mal-être les accentue de façon déraisonnée, sa trop grande lucidité les rend éléphantesques, incommensurables. De cela ressort une interrogation prépondérante qui s’affirme comme la synthèse de son raisonnement : si rien ne dure, le cinéma serait-il donc futile? Pourquoi faudrait-il s’entêter à faire des films si notre cas (le cas de l’humanité) est sans espoir? Invariablement chez Allen, jamais le problème ne trouve réponse convenable (signe de son extrême pessimisme), seulement un analgésique est offert pour adoucir les troubles existentiels : l’amour, pareil à dans Huit et demi, permet aux personnages d’oublier momentanément l’horreur du monde. Comportant d’importantes similitudes avec Manhattan dans son approche esthétique, Stardust Memories regorge de plans somptueux, d’images saisissantes et révèle un travail minutieux de la composition chez Gordon Willis (directeur de la photographie attitré d’Allen durant les années 1970 et 1980). Remettant en question la pertinence de l’humour au cinéma face au réalisme offrant un portrait plus juste de la souffrance humaine, Woody Allen, avec une acuité étonnante, parvient à maîtriser son impulsivité et à modeler son propos pour que l’ensemble gagne en cohérence et, au final, que la résultante soit sensible, réfléchie et superbe.