Début d'été, dans une banlieue proche de Tokyo, les enfants et leurs familles convergent vers la maison des parents pour une journée. En effet, c'est depuis quelques temps, une fois l'an, pour se recueillir et célébrer le décès du frère aîné, les seuls moments où la famille entière est réunie. Unité de temps, unité de lieu. Tel est le point de départ du sixième film du réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda, écrit pour conjurer le décès de sa mère, survenu il y a peu. C'est l'occasion pour lui de s'essayer à un genre très prisé dans le cinéma japonais et occidental : la chronique familiale, et son versant « film de repas familial ».


Kore-Eda suit ici les traces des grands réalisateurs japonais (Ozu surtout, Naruse aussi), laissant de côté le sensationnalisme typiquement occidental à l'approche du film de repas (on pense tout de suite à Festen ou, pour suivre l'actualité, à Rachel getting married). En effet, nulle trace dans ce film de révélation bouleversante qui va changer le cours de la vie familiale, qui va ébranler les fondations de cette belle famille. Le film s'accroche bien plus à une réalité et à des conversations que le réalisateur qualifie lui-même de « banales et quotidiennes ». C'est au travers de ces conversations entre chaque membre qu'il va se produire quelques révélations et que vont se dévoiler les interrogations fondamentales liées à ce microcosme qu'est la famille.


Le décès du frère, tout autant que la place prépondérante du père, est ici au centre des tensions. Qu'est-ce en effet que la famille sinon une organisation sociale se créant à partir de morts communs, d'un passé commun, d'une culture commune ? C'est le rôle du père, en tant que figure de proue, imposant à la force de son métier de médecin la voie toute tracée que chaque membre de la génération suivante devra tenter de suivre, à minima, de dépasser, dans le meilleur des cas. C'est aussi celui du frère décédé, qui s'est noyé en sauvant un enfant à peine plus jeune que lui, figure fondatrice de la famille. Le parallèle de la famille avec le groupe religieux a déjà été fait par de nombreux sociologues, et ce n'est pas l'acte rituel de "destruction" du jeune sauvé qui les contredira. Quand la mère se verra demander par son fils pourquoi elle continue à inviter ce jeune homme après tant d'années, elle expliquera le plus naturellement du monde qu'il s'agit basiquement de faire souffrir pour s'enlever de la souffrance. Chaque groupe a besoin d'un ennemi commun pour vivre. C'est que la famille est une institution assez schizophrénique dans son fonctionnement : à la fois le lieu reposant où chaque membre se sent à sa place (la sempiternelle métaphore du "nid douillet") ; et le lieu angoissant où chaque membre n'est qu'un autre reflet dans le miroir de la génération précédente, comme assailli par la question qui taraude tout le monde, qui s'immisce dans chaque conversation : « Fais-tu aussi bien que nous avons fait ? »


C'est typiquement le cas du second fils, toujours sous le coup d'une comparaison avec soit le futur souhaité par son père, soit avec son frère décédé. Lui n'est pas devenu médecin, comme devait le devenir l'aîné, pour tout dire il est même au chômage mais ne l'avouera pas. La cause en est à une certaine forme de lâcheté (qui pourrait ici être synonyme de lassitude) et à d'autres problèmes plus immédiats : il vient de se marier avec une veuve, qui avait déjà un enfant. Faire accepter ces deux éléments extérieurs à sa famille est déjà une tâche suffisamment complexe. Car la famille est aussi, par définition, une organisation ayant pour but sa perpétuation et qui, donc, se retrouve confrontée au problème de l'extériorité. La femme, même en y mettant toutes les bonnes volontés du monde, n'arrivera pas à être considérée comme un membre à part entière (elle le déplore d'ailleurs à son mari, lors d'un des rares moments d'intimité pour eux), juste comme un peu plus qu'une invitée, de même pour son fils.


C'est d'ailleurs en ajoutant ce personnage-là, sur ce fond de deuil familial jamais consommé, que Kore-Eda fait preuve de finesse et d'un optimisme retrouvé. Ce fils d'adoption va jouer un rôle tout à fait déterminant dans la perpétuation de cette famille dans le temps, en acceptant peut-être, au détour de quelques conversations, d'être ce fils, de devenir le futur en marche de la famille. Le lendemain matin, c'est pour lui que le père et le grand-père vont marcher jusqu'à la mer (the family is still walking, cahin caha), discutant de sport comme on discuterait du temps qu'il fait, pour meubler, pour se raccrocher à ce qu'on connaît de l'autre. « On devrait l'emmener voir un match », fait le grand-père. « Bien sûr », répond le fils. Et la voix-off a beau nous annoncer que cette sortie au stade n'a jamais eu lieu, on sait que l'essentiel s'est déjà produit. L'esprit familial continue de vivre à travers cette famille recomposée, rien ne se crée, tout se transforme.

ukhbar
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le 18 déc. 2010

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