En s’immergeant pleinement dans le quotidien des kinois les plus pauvres, Renaud Barret donne, dans un premier temps, une vitrine criante de vérité à l’une des pires injustices économiques mondiales ainsi qu’aux conséquences désastreuses qu’elle engendre. Le Congo, dépouillé de ses richesses et pompé à même la terre par les entrepreneurs du monde entier ne peut offrir qu’une qualité de vie catastrophique à un nombre substantiel de ses habitants. Kinshasa est l’étendard de ce paradoxe : d’incroyables matières premières desquelles pourtant très peu de kinois ont l’occasion de jouir. Le réalisateur ne s’arrête cependant pas à ce constat de base et cherche, ensuite, à nous montrer ce qui se cache sous la surface des quartiers défavorisés et des dépotoirs à l’abandon.


Forcés à survivre sans perspectives et sans projets face à la loi du marché, de nombreux jeunes décident de faire autre chose de ce paysage en souffrance. Ainsi, c’est tout un réseau de créateurs charismatiques, radicaux et résilients dans leur approche, qui va se réapproprier les matériaux de mauvaise qualité vendus sur les marchés de troc et les transformer en messages politiques. Lorsque ce ne sont pas les processeurs, plastiques, métaux et autres munitions rouillées qui servent à monter une oeuvre, c’est alors le corps des congolais-même qui devient le médium, versant ainsi dans l’art-performance. Que ce soient les musiciens, les plasticiens ou les performers purs, la technique derrière leurs réalisations envoie déjà un message et est destinée avant tout à être montrée dans la rue, sans cadre préalable ni logique d’exposition. Il est donc naturel que la performance soit le point de rencontre de cette nouvelle scène.


Renaud Barret, qui n’en est pas à sa première observation de Kinshasa après Benda Bilili (2010), s’efface derrière le propos-même des artistes et des habitants désolés, le tout sans manipulation grossière du discours et sans excès de mise en scène. La spontanéité de ce chaos vivant et intelligent crève littéralement l’écran et au-delà d’une cinématographie qui caresse l’oeil et d’une post-production maîtrisée, la discrétion élégante du réalisateur est évidente. Le propos est politique sans paraître partisan : quelles qu’en soient les causes et solutions, l’urgence sociale est un constat que nul ne peut réfuter en voyant ces images. Et pas besoin d’avoir tant d’empathie que cela pour comprendre la nécessité de créer lorsqu’il n’y a pas d’autre projet. C’est même cela qui sauvera certains des artistes, abandonnés à la rue, de perdre pied.


La violence de la situation à Kinshasa est telle que seul un artiste qui s’implique physiquement et se met en danger peut traduire avec véracité l’innommable. Ainsi lorsque les évangélistes escroquent les plus fragilisés du peu d’argent qui leur reste, un homme pieds et poings liés rampe à travers les écoulements de boue de la ville en brandissant une bible. Lorsqu’une enfant est accusée d’être une ensorceleuse et qu’elle est forcée de subir des exorcismes par le feu et la fumée, elle grandit et travaille le feu, la fumée, la brûlure à travers des toiles saisissantes qui pourraient aggraver sa santé. Enfin, lorsque la région Est du pays est en proie à des massacres incessants et que la mort devient monnaie courante jusque dans la capitale, un jeune homme décide de traverser la ville dans une baignoire, immergé dans plusieurs litres de sang de chèvre, créant ainsi une image impressionnante au message explicite et univoque.


Freddy Tsimba, Géraldine Tobe, Kokoko!, Béni, Majestik, Yas, Strombo, Kill Bill, Kongo Astronaute sont autant de noms d’artistes composant cette mythologie en construction qui présente un propos unique et envahit l’espace public sinistré. Ce dernier a désespérément besoin d’action, d’excitation et de stimulation. Il paraît favorable à cette agitation à même la rue ainsi qu’à recevoir sans filtre ces messages forts. La pédagogie s’inscrit dans la démarche de certains artistes afin que les plus jeunes comprennent la nécessité de s’exprimer par tous les moyens possibles dans une ville où la presse est muselée. Plusieurs de ces artistes auront l’occasion de sortir de Kinshasa, tels que Kokoko! fréquemment en tournée dans le monde entier et Freddy Tsimba, véritable porte-parole du mouvement dans le monde de l’art contemporain. Mais ils sont une minorité et s’imposent pour devoir de rester fidèle aux Kinois, de ne pas fuir mais de servir de pont. De rester authentiques, pourrait-on dire.


Au fur et à mesure du documentaire, on comprend que le mouvement a le potentiel d’agiter et inquiéter les forces de l’ordre, au point que Tsimba se verra confisquer une partie de ses oeuvres par le gouvernement et forcé à fuir provisoirement. Que les décisionnaires congolais ne s’y trompent pas : si rien ne change pour personne, la génération suivante d’artistes se fera porte-étendard d’un soulèvement populaire. Quelles que soient les solutions locales, quoi que puisse amener la reconstruction du pays par ses acteurs politiques, les congolais se dresseront avec fierté : «Nous vivons dans le feu, mais nous ne brûlons pas. Nous avons tellement de blessures que nous sommes immunisés.».

aintnobodys
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le 23 avr. 2020

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