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Tardes de soledad
7.6
Tardes de soledad

Documentaire de Albert Serra (2024)

Pour aborder un film, il suffit d’observer deux choses : ce qu’il choisit de montrer, et ce qu’il décide de cacher. Pour son premier long-métrage après un Pacifiction (2022) en équilibre entre naturalisme et onirisme, Albert Serra reste fidèle à son dispositif de tournage continu en multi-caméras mais sacrifie le plan large au profit du gros plan. Au cours des deux heures que dure Tardes de soledad (2025), l’arène de corrida – pourtant au cœur du film – ne nous est jamais donnée à voir dans son ensemble. Le public, relégué à l’arrière-plan, n’est qu’une bande sonore générée par le spectacle de l’image. Il en va de même pour les scènes de trajets en voiture du toréador Andrés Roca Rey : adulé par une foule de spectateurs, il reste isolé par des parois occupant plus de la moitié du cadre. Ce n’est que lors d’un court plan subjectif que l’on apercevra l’autre monde, sans toutefois y poser les pieds. Le titre du film, se traduisant par Après-midis de solitude, prend alors tout son sens.


Le gros plan est une cage étroite, un étau qui se resserre autour du taureau et du toréador. Quand l’un parvient à passer hors-champ, on le croit naïvement libéré de la mort… mais inévitablement, l’autre revient, prêt à frapper à nouveau. La grandeur de Tardes de soledad réside à la fois dans l'idée d’un perpétuel cycle de la violence mais aussi dans cette philosophie chère à David Lynch : l’horreur est la plus frappante lorsqu'elle sévit à la frontière du visible.


Jetés dans la gueule du loup, nous assistons à ce spectacle macabre comme si on y était. Le sable, le sang, la chair des corps en mouvement nous sont donnés à voir dans leurs moindres détails. On prend ainsi mesure de cette danse macabre dans toute son ampleur : la précision et l’agilité d’Andrés Roca Rey, la violence qu’il génère chez le taureau et, bien sûr, les blessures qui en résultent. D’un plan à l’autre, on passe d’une fascination pour la performance de l’humain dominant à une empathie horrifiée envers l’animal torturé. En refusant de prendre le parti de l’un ou de l’autre, Albert Serra nous perd à travers nos propres émotions – comme si l’arène était un espace métaphysique où le spectateur n’avait pas sa place. Ce n’est qu’une fois sorti de cette spirale de violence et de solitude que l’on pourra tenter d’interpréter ces images dans toute leur ambivalence. Allons-nous défendre le taureau, injustement privé de liberté puis de vie ? Serons-nous séduits par le courage de l’humain ? Ou resterons-nous désorientés, incapables de trancher ? Quelle que soit notre réponse, Serra accomplit une nouvelle fois ce que le cinéma peut offrir de plus beau : convoquer l’humanité dans l’obscurité pour lui faire ressentir, à travers un seul et même spectacle, des émotions aussi fortes que multiples.


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le 23 juin 2025

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