Paul Schrader a toujours été en quelque sorte dans l’ombre de grands cinéastes : celle de Martin Scorsese pour qui il signa quatre scénarios, et certainement ses plus grands (Taxi Driver, Raging Bull, A tombeau ouvert et La Dernière Tentation du Christ), celle de Brian De Palma et son film Obsession, ou encore celle de Sydney Pollack et son Yakuza. Mise à part peut-être American Gigolo et son esthétique qui suinte les années 80 à leur aurore, le Schrader réalisateur reste alors peu ou prou, si ce n’est inconnu, du moins survolé et oublié. Alors, quand il retourne derrière la caméra, pour la première fois depuis Sur le chemin de la redemption, courant 2021 avec The Card Counter, Schrader adopte une position pour le moins curieuse : revenant au cinéma de Taxi Driver, il s’en démarque pourtant avec force.


En effet, non seulement il retourne à son duo avec Martin Scorsese, à la production, et sur qui repose beaucoup la campagne de distribution du film, mais surtout il revient dans le spectre de Travis Bickle, calqué sur lui-même. Impossible devant les images de William Tell, joueur de poker méthodique, solitaire, et ancien soldat en Irak, condamné pour les crimes de guerre d’Abou Ghraib, de ne pas penser à Bickle, incarnation des dérives américaines post-Vietnam et « abandonné de Dieu ». De même, ce dernier se fait une quête cathartique de sauver une jeune prostituée, tout comme Tell tente d’obtenir sa propre rédemption en sauvant le jeune Cirk (Tye Sheridan) de ses pulsions vengeresses.
Pour autant, il est donc intéressant de voir comment The Card Counter est une œuvre bien différente de Taxi Driver: plus qu’un remake, un épilogue.


Le film de Scorsese se déroulait dans un milieu urbain, New York, étouffante mégapole en pleine été des années 70, là où The Card Counter prend une série de lieux drastiquement différents : le film de poker habituel devrait en toute évidence se dérouler à Las Vegas, paradis des casinos et symbole des Etats-Unis dans tous ses excès et son artificialité, mais Schrader s’empare ainsi d’une tournure bien opposée, partant sillonner les routes américaines, ses casinos et hôtels miteux. Loin du luxe paradisiaque, la périphérie est ici centrale, dans tout son aspect sinistre, représentation d’une Amérique perdue qui renvoie au ridicule du joueur « USA » et son marcel absurde aux couleurs du drapeau.
Mais surtout, ici, les casinos enferment. Certes, le taxi de New York manifestait déjà une idée de réclusion, sur soi-même, mais il restait une fenêtre ouverte à une ville mythe, sa faune et sa flore, une sorte de cinéma ambulant, les lumières de la ville se projetant sur les vitres mouillées, d’où Bickle se créait son propre film de vengeance et de quête prophétique ("Someday a rain will come and wash all the scum off the streets"). Ici, l’enfermement, le cloître, est poussé à son paroxysme : les déplacements sont rares, les casinos et motels s’enchaînent presque absurdement dans un montage qui ferait croire à plusieurs facettes d’un même lieu, des copies d’un même modèle qui pousse au cloisonnement total. Des cauchemars du camp d’Abou Ghraib où les murs se replient littéralement sur le spectateur à l’aide d’un objectif fish eye aux chambres d’hôtels dont Tell recouvre les meubles de draps blancs, en passant par la prison entièrement grise, William, volontairement ou non, est restreint dans un vase-clos qui pousse à l’asphyxie. Un univers qu’il contrôle à foison pour contrer le traumatisme, l’inattendu, la violence qui ressort, naturellement, le « tilt » imprévu, ce moment où tout raisonnement logique disparaît pour laisser s’exalter une passion mortelle. Les casinos ne sont alors que d’autres exemples à cette liste : les couleurs y sont bien plus vives, mais convient le kitsch, les détails foisonnants, mais la maîtrise est omniprésente, du comptage de cartes mathématique aux discussions artificiels, visages éternellement cachés par des masques.
Dans ces salles, William ne trouve pas le bonheur du risque, mais au contraire celui de la retenu, au milieu du faste ridicule, du factice : simulacres en série, étages infinis d’une tour de Babel moderne dans laquelle résonne les cliquetis cacophoniques des machines à sous, ces semblants de hasard et de destin à la fois guident William dans les absurdes affres de son existence. “Poker is all about waiting. Hours pass. Days pass. Hand after hand, each hand like the hand before.”, dit-il. Un cercle qui se perpétue. A l’infini, vraiment ?


Cette même idée du cercle cyclique était bien présente dans Taxi Driver : l’exécution de la quête dans un final cathartique et sanglant ne changeait rien, et au désespoir de Bickle mimant le suicide succédait la routine du taxi. En effet, le regard ironique du réalisateur Scorsese, prenant de la distance face au personnage risible de Travis, apportait autant du spectaculaire dans le dernier acte qu’une compensation au scénario exutoire de Schrader. Ce dernier amène ainsi dans The Card Counter une antithèse à l’approche scorsesienne : la violence est d’abord confinée en dehors du cadre dans la fin attendue, perdant tout son divertissement, et le cercle qui enferme le personnage avec cynisme est
finalement brisée.
C’est que la violence a perdue de son sens et de sa subversivité depuis les années 70, représentée abondamment dans les images d’archives qui la remplacent presque (tout comme on insiste sur le fait que seul la violence visible des crimes d’Abou Ghraib a été condamné). Désormais, Schrader est plus intéressé par la violence intérieure que par la violence physique. Ainsi, en voyant Oscar Isaac ensanglanté et le regard vide appeler les urgences, il est évident que la vengeance ici est inutile, se dépouille de son fantasmatique pour retrouver sa nature brutale, voire pathétique. Elle ne brise en aucun cas le cercle, mais au contraire le renforce en appelant la violence encore (c’est bien la mort de Cirk qui attire la rage de William).
Au contraire, à l’opposé de l’amour sordide de Travis Bickle pour Betty, William sort du cycle par la passion sentimentale : alors qu’il se retrouve, lui et sa coiffure monochrome encore, entre les mêmes murs gris de la prison, une visite vient changer la donne. Doigt contre doigt sur la vitre qui les sépare, dans une scène qui oscille dangereusement entre émotion authentique et ridicule effarant, recréant La Création d'Adam, La Linda et William abandonnent ensemble le rocher de Sisyphe.


Cet amour a beau être né entre deux machines à sous et dans une véritable ville-lumière, conviant Nicolas Winding Refn façon Disneyland, il reste terriblement authentique au milieude tous ces jeux. Travis a enfin trouvé la sortie.

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le 5 janv. 2022

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