Depuis près de cinquante ans, Paul Schrader, scénariste célèbre de Martin Scorsese (ici à la production) et réalisateur d'une large mais inégale œuvre, semble écrire le même film, encore et toujours, comme si, jusqu'au bout, le cinéaste avait des comptes à régler avec son pays. Il continue ici avec ce Compteur de cartes son exploration d'une Amérique blessée par ses propres actes, et une auscultation des laissés pour comptes, autant victimes que bourreaux, par le portrait aussi fascinant d'un ex-taulard devenu génie des cartes.
Il renoue ainsi avec les codes qui avaient fait de Taxi Driver un chef d'œuvre, créant un héros comme le cinéma n'en avait pas vu depuis longtemps, porté ici par la puissance de jeu d'un Oscar Isaac proprement impressionnant et méconnaissable. Pendant deux heures on demeure à l'affût du moindre mouvement parasite, de trop, aussi minime soit-il, qui trahirait le robot qu'il tente de devenir, de la moindre blessure ravivée, de la moindre émotion exprimée qui, comme l'acide, viendrait couler sous l'armure, décoiffer ses cheveux impeccablement plaqués, et révélerait enfin l'homme à la chair affectée qui, comme tous et sans le savoir, manque cruellement d'amour.


Rien de nouveau sous le soleil schaderien ; mêmes traumatismes liés à l'histoire militaire des Etats-Unis (là-bas un ancien du Vietnam, ici un ancien d'Irak), mêmes désirs de vengeance (là-bas contre un proxénète devenu symbole d'une Amérique corrompue et lubrique, ici contre un ancien haut gradé devenu symbole d'une Amérique du tout protection, hypocrite et violente), mêmes héros (là-bas un insomniaque solitaire en quête de repères, ici un psychorigide solitaire qui ne vit que pour ses repères), même quête ultime (là-bas se sentir utile pour donner un sens à sa vie, ici utiliser ses talents pour donner un sens à sa vie), quête dont l'exutoire se trouverait, encore et toujours, dans la rencontre de l'Autre.


The Card Counter par sa forme est une errance nocturne et glacée, millimétrée, parfaitement accompagnée par la bande originale planante et électronique de Robert Levon Been (pouvant par instants rappeler celle de Cliff Martinez pour Drive, ou encore Passengers, la collaboration entre Bono de U2 et Brian Eno, sublimée dans le Heat de Mann) , que sublime une mise en scène émaciée, d'orfèvre (on pense à Melville et son Samouraï, référence évidente) ; la caméra de Schrader, à l'image de son héros, mutique, lisse et chirurgicale, sait se poser et s'imposer, précisément, où il faut, sans trop en faire, enrobée d'un vernis solide, mais qui s'autoriserait, lorsqu'elle s'écoute, à des fulgurances psychédéliques lumineux et proprement romantiques, livrant ainsi l'une des plus belles scènes de l'année, gracieuse et salvatrice, avant, qu'évidemment, la violence et les cauchemars du passé (mis en scène avec un choix d'image judicieux et déroutant) ne reviennent hanter le présent .


Dans sa lecture chrétienne, pour ne pas dire christique, de l'Amérique, Schrader cherche l'affliction derrière les remparts des visages fermés, le remord qu'il semble ne jamais trouver, confronté à l'arrogance capitaliste et bruyante d'un jeune adversaire de table, scandant "USA" comme un mantra maléfique et risible. A cette Amérique hégémonique, anonyme et aveugle, le réalisateur préfère celle torturée par la culpabilité d'avoir torturé, celle qui se regarde enfin, qui se dévoile, et qui, dans sa fuite, est sans cesse rattrapée par ses actes et leurs conséquences, le tout dans un désespoir qui, heureusement, laisse la place à une issue.


The Card Counter est un grand film désespéré mais radieux, qui clôt l'année avec force.

Créée

le 9 janv. 2022

Critique lue 105 fois

Charles Dubois

Écrit par

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