I. Un déni de la peur.
C’est presque en miroir à l’une de mes dernières critiques, celle de Nope, que j’écris celle-ci. Le sujet, bien que semblable, à savoir l’intrusion d’un monstre dans une ville, est traité bien différemment dans les deux films. J’en conviens, plusieurs points communs rapprochent les deux réalisateurs : créer des images fortes, mélanger les genres et fabriquer un cinéma éminemment politique. Toutefois, bien que comparables dans leurs intentions, leur manière d’invoquer la monstruosité au cinéma diffère considérablement.
En effet, si Jordan Peele s’amuse avec le spectaculaire, en le refusant d’abord puis en y succombant ensuite, Bong Joon-Ho quant à lui, semble le nier. Je dirais même plus, il ignore sciemment la peur, il la contourne plus ou moins franchement. On pourrait presque dire qu'il lui tourne le dos. Le réalisateur coréen ne joue pas avec l’attente du spectateur. Pas d’effet « dent de la mer » donc, à travers duquel l’ombre du monstre et son expectative deviendraient plus terrifiantes que sa monstration. C’est tout le contraire, l’horreur est frontale et instantanée. La bête apparaît suspendue sous un pont, presque grotesque au premier abord. Il expose le monstre sans détour et sans artifice dès le premier quart d’heure. Il va ainsi à l’encontre des lieux communs horrifiques. Il présente la bête d’emblée sous toutes les coutures : sa viscosité, son agilité, ses membres, sa morphologie, ses réactions. Sans pour autant multiplier les jump-scares. Ainsi, il ne laisse pas le spectateur s’épuiser par une gymnastique mentale, qui l'obligerait à imaginer le monstre. Il évacue le sujet. Ce qui nous amène à penser que l’horreur n’est pas l’enjeu principal ici.
II. Une redéfinition du genre.
Dès lors, ce que Bong Joon-Ho parvient à faire, c'est déplacer le curseur. À rebours des films d’horreur classiques, dans lesquels l’éprouvante est centrale et se suffit largement à elle-même, ici elle est presque périphérique. Elle devient un prétexte, un moyen d’interroger les rapports familiaux - avec peu de finesse admettons-le. Alors oui, on pourrait signaler, à juste titre, que l’horreur est presque toujours un prétexte. Par exemple, pour mettre en évidence les opinions politiques d’un auteur comme dans La nuit des morts-vivants de George Romero (1974), et dans le film qui nous concerne aujourd’hui. Toutefois, il n’est pas seulement question de ça ici, il y a un trouble dans le genre. Un flou qui désarçonne le public.
En effet, encore une fois dans ce troisième long-métrage, Bong Joon-Ho brille par sa maîtrise en jonglant finement avec les genres : l’horreur, le drame, la science-fiction et la comédie. Ce qui rend le film inclassable et interroge la définition même du film d’horreur. Il intègre les codes du genre (bestiaire, sentiment de terreur, mise en scène sombre) et les transcende. Le réalisateur rebat les cartes et met en scène une horreur d’un nouveau genre.
Une horreur qui n’est pas diluée mais au contraire assaisonnée. Le cinéaste dresse alors une horreur protéiforme, terrifiante par la menace du monstre, comique par la réaction de certains personnages naïfs envers lui, épique par le combat final. Une approche déjà faite par les nombreuses parodies, mais ce n'est pas une parodie, et c'est là sa force. En somme, c’est une peur à plusieurs visages, renforcée par la mise en scène en demi-teinte, que dessine le coréen.
III. Une horreur en demi-teinte.
Il est en effet intéressant de voir que ce mélange des genres se traduit inévitablement dans la mise en scène. C’est un film bicolore, en jour et nuit, qui alterne entre l’aplat solaire et la noirceur des égouts. D’un côté une monstruosité crue et brutale à la lumière, de l’autre une monstruosité vicieuse et rampante dans l’ombre. Un dytique visuel, que l'on retrouve aussi dans Dernier train pour Busan (2016) de Sang-ho Yeon.
Par le biais des scènes de jour, le spectateur accepte le monstre. Je ne dirais pas que la lumière adoucit la bête, mais elle la banalise. Elle la rend accessible. Le jour la fait chuter de son piédestal : les humains la voient, l’affrontent, y résistent et la vainquent. D'ailleurs, c'est bien la lumière qui triomphe dans cette histoire, quoique enfumée. À certains moments même, la vapeur se renverse et c’est le monstre qui a peur. Mais le réalisateur ne manque pas de nous rappeler à quel point la bête peut être cruelle. À ce titre, la scène où elle régurgite des dizaines de squelettes humains est mémorable. Dès lors, l’horreur fonctionne d’autant plus car le spectateur n’est pas armé pour affronter cette violence. C’est par cette alternance, cette respiration rassurante d’abord, puis suffocante ensuite que le réalisateur surprend son spectateur.
Ainsi, plus qu’un faux film d’horreur, le réalisateur comme d’habitude se joue des apparences. Il pare son film d’autant de codes qu’il déjoue ensuite, pour les réagencer. C’est sans doute cliché, mais c’est un film inclassable qui n’a pas de “genre” mais des “genres”. Une esthétique horrifique, des codes du road-movie, des dialogues comiques, le suspense du thriller. Un condensé qui, loin d’être un gloubi-boulga, impressionne par sa maîtrise qui sera confirmée par Mother (2009), parachevée et récompensée avec Parasite (2019).