The Killer
6.1
The Killer

Film de David Fincher (2023)

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À la fin de « Millénium » (2011), Rooney Mara envoie à la benne une veste en cuire qui, plus tôt dans le film, lui avait coûté un prix exorbitant. Dans « Gone Girl » (2014), Rosamund Pike achète à Ben Affleck tout un tas d’objets luxueux qui ne serviront à rien. De même, au début de « The Killer », Michael Fassbender s’offre un burger dont il jette le pain, et ce n’est que le début du gâchis : une fois passée la dizaine, on ne compte plus le nombre de flingues, de gadgets et d’objets en tout genre — des smartphones écrasés, un casque de moto lâché dans le canal de l’Ourcq, des plats qui ne seront pas mangés… — qui seront jetés par notre personnage principal : un tueur à gages traversant les quatre coins du monde au service de la faucheuse. On le lui dira à l’aéroport d’ailleurs : « vous avez un nombre de miles épatant ». Et en effet, outre le gaspillage alimentaire et le fait de jeter sans cesse ni circonlocution des objets chers, notre tueur dispose également d’un bilan carbone gigantesque, rien que pour tous les trajets (avions, voitures, motos, camionnettes…) qu’il effectue en deux heures de film. Mais alors, David Fincher, cinéaste du gaspillage ? Ce n’est pas sans avouer un rire cynique que l’on distingue, à un moment de « The Killer », Michael Fassbender déguisé en éboueur cachant ses armes dans une poubelle qu’il se trimballe, puis dessinant le sigle du recyclage à la manière d’un nœud de Moebius.


David Fincher non plus ne fait pas dans le recyclage. Retrouvant ici le scénariste de « Se7en » (1995), Andrew Kevin Walker (adaptant la BD éponyme de Matz et Luc Jacamon), il se positionne d’apparence à rebours de ses dernières livraisons, réalisant là une série B dont les prétentions sont avant tout la simplicité et l’efficacité, à l’image du cinéaste dont il revendique ici l’influence, Don Siegel (et en effet, face à « The Killer », il n’est pas rare de songer à « The Killers » (1964) ou à « Charley Varrick » (1973)), mais aussi à l’image de ce personnage-homme-sandwich possédant autant de noms que de passeports. Récit particulièrement économique, jouant volontiers avec la retenue dès qu’il s’agit de flirter avec le spectaculaire, « The Killer » parait pourtant totalement saturer : de lieux, de produits, de marques, d’atmosphères différentes pour ne pas dire opposées. Tout ici est codifié, précis, dépouillé, organisé, formaté, dépassionné, comme un aéroport. On croirait presque un film terminal, hybride, où décalage rime avec sophistication sur l’onde d’un paradoxe : le tueur, on l’entend sans arrêt, mais il ne parle jamais ; on finirait presque par voir là une dimension comique, puisque chaque personne se retrouvant sous sa menace s’embarque automatiquement (quasiment comme si toutes les séquences dialoguées de ce film étaient des cinématiques d’un jeu-vidéo) dans un monologue désespéré et sans queue ni tête afin de sauver sa peau. Via ce réseau de personnages parfois admirablement grotesques, de localisations et de transports tous azimuts, tissé de cadrages et d’un sound-design au cordeau, David Fincher recueille une sensation de redondance rimant avec une paranoïa focalisée sur les flux mondiaux, s’accordant à l’élite comme à la masse (le tueur étant ouvertement un milliardaire voyageant en seconde classe), dévalorisant effrontément la vie humaine sur un ton punk que l’on avait pas revu depuis « Fight Club » (1998).


Sur la base d’une intrigue vraisemblablement modélisée sur celle d’un jeu-vidéo (personnage « survivor » tuant d’autres personnages tout en récoltant des indices afin d’en tuer d’autres menant à d’autres indices jusqu’à la fin de sa mission), « The Killer », tout en cumulant les motifs récurrents de David Fincher, parvient à une réussite intraçable : celle de fétichiser, de rendre pertinente à l’écran la présence d’objets dont la généralisation s’est imposée comme un casses tête pour les scénaristes : les smartphones, les caméras de surveillances, les montres connectées, les ordinateurs portables… tous ces bijoux technologiques nous invitant à repenser et à modifier notre perception de la place que nous occupons dans notre l’environnement ; le tueur nous le souffle d’ailleurs mieux que personne : « j’ai arrêté Airbnb, les supers hôtes aiment trop les caméras espions ». Autant qu’à Don Siegel, on pense également à Steven Soderbergh, et à la façon dont ce dernier a récemment su élaborer des techno-thrillers (« Contagion » (2011), « Kimi » (2022)) en prenant l’informatique et les réseaux de donnés comme autant de dédales où se perdre et de fenêtres derrière lesquelles se cacher. Ces cinéastes, partageant également comme point commun celui de désormais plus travailler pour les plateformes de streaming que pour le grand écran, s’accaparent même l’idée de fondre leurs décors dans des cartes numériques (dans « The Killer », la carte d’un GPS se fond sur un plan-drone au-dessus de la route (images ci-dessous)), reprenant les vieux modèles hollywoodien à la sauce virtuelle du XXIème siècle.


L’hyper-circulation, donc : des humains, des données, des produits, puis enfin et surtout celle des images. Mais en opérant ainsi, et de surcroit à dessein d’un film récréatif, Fincher dresse sa mise en scène comme une recherche de l’exact expression du monde, affinant un style combinant images épurées, rythme véloce, attrait du numérique et hétérogénéité donnant à son film une logique maniérée, l’affirmant comme une œuvre terne, dépeuplée et où prime la productivité machinique. Une chose est sûr : on ne reprochera pas à Fincher d’être incohérent, puisqu’il poursuit ici la même trajectoire commencée avec « The Social Network » (2010), suivant avec entrain la virtualisation des sociétés et des rapports humains. Film à micro-intrigues, « The Killer » s’inscrit pleinement dans la lignée de ces films de façades, méticuleux, modestes mais remplis d’agréables prétentions, où l’incision se tisse sur le détail. Un monumental poisson mort, à la chaire onctueuse et aux arêtes délicieusement empoissonnées.

Avec les images : https://cochondanslepuits.wordpress.com/2023/11/12/critique-the-killer-2023-flight-club/

JoggingCapybara
8
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le 14 nov. 2023

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