The Killer
6.1
The Killer

Film de David Fincher (2023)

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Un tueur froid et méthodique tue froidement et méthodiquement. Il a ses rituels, tout pour ne pas briser sa sainte concentration. Une préparation réfléchie jusqu'à la seconde de sommeil près. Tout tend vers l'instant où, fusil en joue, il retient son souffle, tire et... loupe sa cible ? Pas si terrible ce Killer.

La victime collatérale en mène à une autre et si la paranoïa est retombée, la femme de notre assassin repose à l’hôpital, entre la vie et la mort. Il part en chasse de ses assaillants. Pourquoi ne le ferait-il pas ? C'est sa femme après tout. L'amour de sa vie ? Mu par une force qui le pousse en avant plus que par un quelconque ressentiment, il se met donc en chasse. Force impulsée par le film même, dès l'apparition du premier titre de chapitre, qui remplace les traditionnels deux points, indiquant le titre, par une flèche. Le récit n'a même pas encore commencé que nous sommes pris dans un mouvement, une direction, un vecteur. Nous et le protagoniste sommes dirigés. Lieux-archétypes après lieux-archétypes, les flèches se superposent aux aéroports par lesquels nous passons. « If you wake up at a different time in a different place, did you wake up as a different person ? » se questionne Edward Norton dans Fight Club, entre deux avions.

Du chauffeur à l'avocat, de l'avocat à la brute, de la brute à l'experte, de l'experte au commanditaire, les chapitres sont des engrenages qui tournent en hors-champ, même quand personne n'est là pour les voir. Il faudra l'intervention d'une main extérieure, armée d'un pistolet, pour faire sauter le mécanisme.

Mais la fin laisse en bouche un goût d'inassouvi. A-t-il réellement fait tout cela pour un personnage vu deux minutes, inconscient, à l'écran ? Est-il réellement aussi compétent qu'il le laisse entendre ? Pourquoi laisser tourner le dernier engrenage, le plus méprisable, le plus facile, le plus important à faire tomber ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'ours ? Les questions restent sans réponses, le film incomplet, jusqu'au dernier plan. Une microcrispation de la pommette gauche et c'est tout le film qui défile à contresens. C'est nous qui tombons dans un puits duquel remontent les signes de Fincher, lignes de codes allant vers le haut. Elles fusent, c'est exponentiel. Nous nous enfonçons de plus en plus et ne savons plus où donner de la tête. Au milieu de cet océan de marques, de noms, de plaques, de petits gestes, de petites phrases, l'on entend tous les effets Doppler produits en passant, en brassant l'air. Ce micro-mouvement, c'est le déclencheur de notre esprit d'enquêteur. Plutôt que de nous en montrer un qui résout les énigmes à notre place, on nous met sous les yeux l'indice le plus infime et le plus visible à la fois. Celui qui nous fait reconsidérer l'ensemble sous un nouveau jour.

Le génie de Fincher, c'est cette logorrhée de signes. Ses personnages pensent comme des ordinateurs, mais on ne nous précise pas si l'on nous montre un article scientifique ou un skyblog. Le flux de pensée est constant, il se confond avec un bruit de fond, ou bien n'est pas différent du silence. La litanie, très sérieuse, du parfait tueur, digne d'un coach en développement personnel, ne résiste pas longtemps à l'épreuve de la réalité. « Anticipate, don't improvise », qu'il répète, sans manquer d'improviser à chaque fois, quand la litanie n'est pas tout simplement coupée, comme on coupe la parole de quelqu'un qui parle trop pour ne rien dire.

Il ne faut pas laisser de traces, on filme chaque trace qu'il pourrait laisser. On multiplie les alias, cartes d'identités, signatures, chèques... Les bavardages incessants de Zuckerberg, les pensées nihilistes d'un protagoniste et son appartement rempli de fournitures Ikea, tout désigne Ben Affleck coupable. Tous les signes finissent par perdre leur sens. Tout a toujours été mis en place pour brouiller les pistes, il est dangereux de prendre une image au premier degré.

Prenons l'entrée dans le bureau de l'avocat et le terrible, évident, grossier, placement de produit FedEx. Il ne fait pas que renflouer les caisses de Netflix – et je ne suis pas payé par les marques que je cite – le « placement » fait sens dans cette lecture sémiologique. Il semble cohérent de laisser rentrer un livreur qui porte le logo de la marque qui l'emploie deux fois, sur lui-même et sur ce qu'il apporte. Que ce soit le livreur FedEx ou l'employé de... Mais en fait, quelle marque ou fonction représente le logo dessiné par le tueur avant de rentrer dans le bâtiment ? On ne peut qu'exploser de rire quand on se rend compte que le travail de Fassbender ici est : recyclage. On ne sait pas d'ailleurs si le logo est censé représenter la fameuse société « recyclage » ou s'il est venu pour accomplir la tâche de « recycler », dans les deux cas, c'est grotesque. Les personnages et les spectateurs se rendent globalement compte de la stupidité du tueur, des clichés avec lesquels il pense, mais combien se seront fait avoir ? Dans ce monde, et peut-être dans le notre, la bêtise du Killer est parfois un excès d'intelligence... et d'humour noir.

! Attention, spoiler de Fight Club !

Lors d'une lecture trop frontale de Fight Club, on peut oublier que l'important chez Tyler Durden est avant tout qu'il n'existe pas.

On peut aussi oublier que l'éléphant dans la pièce ici, c'est l'absence apparente de motivations à la vengeance. Les liens entre les chapitres sont ténus. Les raisons des déplacements d'un lieu à l'autre sont à peine données, chuchotées par le film, alors qu'il beugle des tas d'informations superflues. La raison réelle est toujours cette flèche impérieuse, qui impulse au protagoniste un déplacement qu'il n'a peut-être lui-même pas souhaité. Elle finit par prédominer sur les raisons du récit. On l'accepte, subtilement influencé par le cliché : tout bon tueur qui se respecte se doit de se venger de l'organisation secrète qui l'emploie.

L'impulsion, ce sont ces cuts disruptifs, qui pourtant gardent minutieusement la voiture au même endroit du cadre alors qu'elle avance. Ce sont des cuts disruptifs encore quand la nuit tombe comme si on avait appuyé sur un interrupteur. La caméra se balade au milieu d'un violent montage comme s'il n'existait pas. Elle rentre dans le GPS, traverse les diodes rouges vertes bleues, les regarde passer comme nous regardons les signes dans le puits de Fincher. Électron s’immisçant entre les atomes, le monde dans lequel nous sommes amenés n'est pas quantique, il est le réel, auparavant juste représenté par la carte numérique. Tout ça pour que le prochain cut nous ramène face à cet écran que nous avions pourtant dépassé. Retour brutal à la façade, au simili. Plaques d'immatriculations, cartes d'identités, de crédits, les noms, les signatures, les alias, tout est différent mais désigne le même visage. L'idée est brillamment mise en forme. Les signes changent, mais « quelque chose » reste pareil. « New Orleans, dit Fassbender, a thousand restaurants, one menu ».

C'est le cas de n'importe quelle chaîne de fast food. Esthétique de la multiplication, de la démultiplication même, de la reproductibilité et du reproductible, si facilement accessibles, où se camoufle si facilement le meurtre, il n'est pas inopportun, bien que facile, d'y voir une critique de notre système consumériste. Fincher n'est après tout pas étranger à la chose. La flèche impérieuse est d'autant plus vécue comme un puissant déterminisme. Les chapitres sont une suite d'étapes obligatoires. Ces engrenages clament chacun leur innocence, affirment qu'ils n'ont fait que ce qu'ils devaient faire, aveugles, consciemment ou non, au mécanisme global dans lequel ils s'inscrivent. Ils ont beau être hors-système, ils ont reproduit les rouages de l'offre et de la demande. Constat cynique : même un tueur peut être un produit du capitalisme.

Dans cette usine infatigable, le grain de sable n'est pas l'homme au pistolet. Le grain de sable, c'est ce tic de la pommette qui contamine tout le film, s'insère dans le numérique comme du grain, du bruit parasite dans l'image habituellement parfaite de Fincher et Netflix. La machine bien huilée, la mise en scène millimétrée elle aussi nous dupe. Techniquement satisfaisante, géométriquement parfaite, jusqu'à devenir hypnotique. La rupture ne se produit pas lors du coup de feu, lors des montages à la Psychose qui n'épargnent jamais rien de la violence surgissante. Elle se niche dans la crispation furtive d'un visage, celle que l'on ne remarque que lorsqu'il n'y a plus rien à regarder. Celle qui émerge quand est mentionné le mot d'« empathie », qui ride son inverse, l'apathie, comme un caillou qu'on aurait lancé dans l'eau. Celle que l'on guette désormais dans les instants de flottement. Ils sont étrangement silencieux ces plans dans les avions. Seule la lumière blanche passe, rappelle une certaine photocopieuse. Elle illumine le profil droit de Fassbender mais laisse l'autre impassible.

Il y a deux flagrants vides au film. Deux évidentes absences, l'absence de sa femme, l'absence de meurtre au dernier chapitre. L'altération du visage de marbre du Killer au dernier plan est le miroir de son refus de tuer. Elle est le point de départ nécessaire à une esquisse de réponse. Le vide qui se contracte. Au dernier chapitre, il réalise que le client n'a fait que reproduire le geste, forgé par l'habitude, de tendre une liasse pour effacer les traces. L'espace se froisse au souvenir crispant de l'infirmière, incapable de comprendre, qui le regarde produire le même geste machinalement. Elle le juge et c'est lui qui devient incapable de comprendre. Confronté à son manque d'empathie, il est plongé dans le désarroi, tout le monde accepte toujours ces billets. Signes, gestes, sont questionnés, sortis de force de l'habitude et rendus visibles. Pourquoi fait-on, pourquoi l'habitude ? Était-ce nécessaire en premier lieu ?

Si le magnétisme du film tient pour beaucoup dans cette profondeur, qu'il ne dévoile que sporadiquement aux enquêteurs intrigués, nous ne le serions jamais, intrigués, si le film ne dégageait rien qui donne envie de l'être. Tout ne repose pas entièrement sur le souvenir d'un détail capital vu minute dix, qui trouvera un écho miraculeux trois heures plus tard. On n'est pas chez Nolan. Ici, c'est un gigantesque travail d'horloger qui laisse comprendre qu'il y a plus à voir et laisse satisfait dès le visionnage. Le rythme, les impacts de balles, de coups, des corps sur les surfaces, le minutage et la minutie du braquage, de la préparation du tueur à gage. C'est toujours un plaisir de retrouver ces personnages obsédés par le contrôle et la perte de contrôle, sous l'emprise de ce réalisateur obnubilé par le fait de contrôler.

RomainGautier1
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le 13 janv. 2024

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Romain Gautier

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