The Terrorizers
7.1
The Terrorizers

Film de Edward Yang (1986)

Les Terroristes est, selon moi, l'un des films les plus réussis d'Edward Yang. A vrai dire, je le préfère même à Yi-Yi, son dernier film de trois heures ayant remporté le Prix de la mise en scène à Cannes en 2000. Le film est construit comme un gigantesque puzzle dont les pièces se mettent progressivement en place au fur et à mesure que le film se déroule. L'impulsion narrative est ici de trouver le sens de ce qui arrive et, vers la fin, trouver si, comme le roman le suggère, l'art reflète la vie : cela permet de faire des Terroristes un excellent film à suspense, malgré son tempo doux et apaisé. Tentez un mélange entre l'auto-réflexivité d'Alain Resnais et les thèmes chers à Antonioni, et vous obtiendez probablement un hybride susceptible de ressembler aux Terrroristes.

Si l'on devait traiter le film de manière superficielle, l'on dira qu'il parle de trois couples en difficulté. (Il faudrait un jour s'interroger sur cette obsession qu'a le cinéma taiwanais avec le chiffre trois.) Les personnages, et les relations instables entre eux, sont altérés au travers d'interactions tangentielles, presque accidentelles.

En premier lieu il y a un photographe, évidemment fils de famille aisée, et sa petite amie, qu'il délaisse la plupart du temps pour développer sa fascination envers une eurasienne antipathique, qu'il a connu en la photographiant échappant à la police avec un complice mâle. Cette fascination est la raison de la rupture entre le photographe et sa petite amie. L'eurasienne va par la suite s'acoquiner avec un mec afin de développer une série d'escroqueries sexuelles, formant ainsi le deuxième "couple" du film, joints ensemble non pas par attachement romantique, mais par goût de l'argent facile. Le troisième couple boîteux est un couple marié, un docteur et une femme écrivain. Le docteur attend une promotion depuis des années, et semble frustré par son délai constant ; sa femme, une romancière, sent que son monde de femme au foyer se rétrécit de plus en plus. Comment peut-elle convenablement écrire dans de telles circonstances ?, se demande-t-elle. Une relation platonique avec un ex-collègue n'en finit plus de ruiner son mariage.

--- Ce qui suit décrit des éléments de l'histoire de manière précise ---

La technologie semble jouer un rôle majeur dans cette dystopie. Les appareils photo du riche jeune homme le lieront à l'eurasienne, précipitant la rupture dans sa relation amoureuse. Plus tard, quand cette dernière retourne dans l'appartement qu'elle fuyait, et découvre son image agrandie dans une taille gigantesque sur le mur, elle s'évanouit, se réveillant seulement pour passer un peu de temps dans le monde scellé de la chambre noire, conversant avec le photographe. Lorsqu'il s'endort, elle part en volant ses appareils photo, dans l'espoir de les revendre, et ne les retournant que par la difficulté à les revendre rapidement. Une nouvelle fois les appareils photo, circonstanciellement liés dans la dissolution d'une relation.

Un faux appel téléphonique (par l'eurasienne criminelle) développe les suspicions de la romancière envers la fidélité de son mari. Leur relation était déjà au bord de l'écroulement, mais ce simple appel la pousse dans le gouffre. La technologie semble, non pas causer activement la rupture dans les relations entre personnes, mais du moins la faciliter. La brève connection entre deux personnes inconnues par l'intermédiaire d'un téléphone précipite la séparation.

Le dernier élément technologique, un pistolet, est présent dans les dernières séquences du film, un ensemble de scenarii plutôt fantasmagoriques pouvant refléter aussi bien les désirs et désespoir du docteur abandonné, ou bien être les rêves de son ex-femme, à ce moment dans les bras de son amant. (Mon point de vue sur les trois scenarii présentés sont que les deux premiers sont imaginés par le docteur : 1) Doit-il assassiner l'amant de sa femme sans se présenter ? Cette idée est rejetée car ne contenant aucune confrontation directe avec l'amant, ou sa femme infidèle. 2) Le scénario suivant implique une telle confrontation, bien qu'il ne puisse au final tirer sur sa femme. A la place, il décide de rechercher la femme ayant fait le faux appel. La police fait irruption au moment où il rencontre l'eurasienne, étant donné que le pistolet appartient à l'ami détective du docteur, pistolet qui lui est resté entre les mains suite à une longue nuit de beuverie avec son ami. Réfléchissant à comment tout cet imbroglio peut se démêler, il décide de se suicider à la place. 3) Ce qui, selon moi, est réellement arrivé. A moins, selon une autre théorie, que tout cela est rêvé par la femme, qui effectivement se réveille en sursaut après que le coup de feu final se fasse entendre.)

--- Fin de la discussion sur les éléments de l'histoire ---

Cet enchevêtrement compliqué de trajectoires est relayé par un style typiquement taiwanais, déconnecté de ses mondanités, son naturel seulement, sans musique exception de ce qui passe à la radio, etc. La manière dont les histoires sont présentées et connectées mettent en parallèle leurs similitudes, vu qu'il n'y a aucun point de vue persistant nous permettant de nous identifier à un personnage plus qu'à un autre, et le montage nous balade d'une situation à une autre, laissant au spectateur le soin de faire les connections entre les scènes, et entre les personnages. Je suppose que cette manière de présenter les choses fut choisie afin de représenter métaphoriquement certaines réalités de la vie à Taipei, un mélange grumeleux de coincidences fortuites et de déconnection humaine.

Le film récrée la vie urbaine à Taipei dans les années 80 de manière que l'on suppose fidèle (comment les gens parlaient et ainsi de suite), mais ce n'est pas son premier attrait. Si, à la fin du film, vous saisissez ce travail pastiche-de-post-modernisme, vous allez définitivement sentir quelque chose s'enclencher dans votre esprit rationnel. Peut-être que quelques années plus tard, si vous rencontrez quelqu'un vous parlant de ce film, un son de cloche se fera entendre en vous. C'est un film réellement plaisant à "assembler", et qui récompense la vision attentive et concentrée, même en évitant de répondre à plusieurs des questions que je me suis posé. J'imagine que des visions futures ne pourront que soulever de nouvelles questions au lieu d'apporter des réponses. Les Terroristes est tout autant un film typiquement d'Art (au sens ancien du film d'Art), qu'un film typiquement taiwanais. Je le recommanderai principalement à ceux ayant déjà eu un intérêt dans cette combinaison, ainsi qu'aux amateurs des films de la Nouvelle Vague Taiwanaise en général. Ceux qui aiment Blow Up d'Antonioni pourront également y trouver un intérêt, en plus de nombreux parallèles intéressants à explorer. Les Terroristes peut être nommé une oeuvre explosive et subversive derrière une facade trompeuse de retenue urbaine. En somme : une oeuvre mature d'un auteur original et talentueux, qui nous a quittés trop tôt.

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le 17 oct. 2010

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BiFiBi

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