Quand l'impensable n'est pas très bien pensé...

Le collectif "Crazy Pictures", une bande de cinq potes suédois surdoués en matière de courts-métrages, a eu la curieuse d'idée d'organiser un rendez-vous amoureux entre le cinéma nordique et Roland Emmerich, de filmer leurs étranges ébats et d'appeler judicieusement le résultat "The Unthinkable". Bon, ce titre international n'est pas de leur fait (on peut traduire l'original par "Le temps des fleurs est venu" en référence à la fête suédoise du solstice, Midsommar, pendant laquelle la majeure partie du film se déroule) mais le concept de ce long-métrage terriblement bancal est en effet très proche de ce qu'on peut imaginer d'une rencontre aussi improbable...


Pendant un peu moins d'une heure, la première question que l'on se pose devant "The Unthinkable" est clairement "Qu'est-ce que ce truc peut bien vouloir nous raconter ?". Le spectateur vient sans doute là pour découvrir le film ayant remporté quelques prix au Festival de Gerardmer de 2019 mais le voilà face à une espèce de drame familial intimiste complètement absurde où l'on nous présente des personnages inintéressants comme on en a rarement croisé.
Alors qu'un père lunatique auto-sabote de manière irrationnelle sa vie familiale, son fils Alex, un adolescent mal dans sa peau, décide d'en faire de même en agissant en parfait idiot avec la seule fille susceptible de l'aimer. Pris au piège d'un conflit insoluble père-fils, Alex décide de quitter son village natal et part s'installer dans un appartement de son oncle à Stockholm. Là-bas, au fil des années, il devient un célébre musicien replié sur le seul souvenir de son amour d'enfance. Pendant que de mystérieuses attaques terroristes frappent la capitale suédoise, l'artiste misanthrope apprend le décès de sa mère et revient assister à l'enterrement dans son village où il va immanquablement croiser son père devenu un adepte des théories complotistes (il voit des méchants russes déguisés en touristes allemands ramasseurs de mûres partout... oui...) et celle qui a autrefois fait palpiter son petit coeur...
Voilà, résumé ainsi, ça a forcément l'air aussi bête que facile... et ça l'est même carrément ! L'absurdité des comportements de ces personnages les rendent tout simplement invraisemblables à chaque instant. L'idée d'un héros dont la misanthropie trouve l'origine dans cet escalier de souffrances à la fois familiale et sentimentale n'était pas si mauvaise mais, à l'écran, Alex est juste antipathique d'un bout à l'autre, pas aidé en plus par la prestation malheureuse de son interprète qui a le don incroyable d'enchaîner un nombre incalculable de têtes d'idiot du village. Et puis, il y a toujours cette impression que la progression du parcours de cet adulescent tourné vers ses traumas d'enfance pour muter en véritable adulte prêt à s'affirmer est déjà connue par avance... et, devinez quoi, le film ne nous contredira jamais sur ce point en prenant toujours maladroitement les directions les plus attendues qu'il soit par la suite.
Cela dit, même si l'écriture dramatique de ses personnages est aux fraises, il est impossible de ne pas être épaté par l'aspect formel léché de "The Unthinkable". Quoique l'on pense de cette exposition chaotique sur le fond, le collectif de réalisateurs fait incontestablement honneur à sa réputation et à ses ambitions en étant quasiment irréprochable sur tous les domaines techniques -de la réalisation à la photographie en passant par une extraordinaire bande originale, tout est sublime- mais échoue pour l'heure à nous convaincre sur la viabilité scénaristique de toute cette affaire. Cette dichotomie qualitative entre le fond et la forme ne va d'ailleurs faire que s'accroître par la suite...


Lorsque "l'impensable" se produit, la finalité de l'approche des "Crazy Pictures" trouve véritablement son sens : en débutant le film par un traitement intimiste, leur volonté était clairement de faire vivre un événement apocalyptique à l'échelle humaine de leurs personnages. En ce sens, leur grande idée est de garder très longtemps une partie du mystère entourant les étranges phénomènes dont les héros sont victimes et de nous placer dans le même état d'incompréhension et d'urgence face au chaos qui les entoure. De ce seul point de vue de traitement, le film se met à fonctionner : abordées toujours à la frontière du spectaculaire et du réalisme, les séquences de pur film catastrophe sont invariablement saisissantes par leur manière d'impliquer les protagonistes (et nous avec) dans le désordre d'un pays en train de sombrer pour des raisons que tous ignorent et, au niveau de la mise en scène, "The Unthinkable" prend encore une toute autre ampleur grâce notamment à des effets spéciaux extrêmement réussis s'inscrivant dans la logique voulue de côtoyer le réel de l'ensemble.
Le problème, c'est qu'en ayant loupé l'écriture dramatique de sa première partie, dès que le film se refixe sur ses personnages en tentant de nous attacher à leurs sorts respectifs... ben... on s'en fiche, quoi... mais d'une force assez impressionnante, d'autant que tous leurs développements personnels sont tout aussi mal amenés que prévisibles.
Au delà du seul aspect de film catastrophe, c'est d'ailleurs là que la comparaison avec le cinéma de Roland Emmerich prend tout son sens, dans notre détachement total face à ces personnages. Le cinéaste allemand, lui, en dessine les gros contours caricaturaux au surligneur et les fait courir rapidement au milieu de gigantesques explosions, ici, on a tenté l'inverse en se focalisant d'abord grandement sur les développements de leur intimité pour ensuite rentrer dans le dur de l'action mais le résultat est le même car "The Unthinkable" a totalement loupé le coche niveau écriture et, dans un cas comme dans l'autre, nous voilà en train de suivre des personnages désincarnés et qui ne méritent pas une seule seconde notre empathie.
On se raccroche ainsi à la beauté plastique de l'ensemble et au mystère bien plus réussi que le reste entourant cette apocalypse. C'est là que le film réserve quelques-uns de ses plus chouettes moments entre le distillement d'indices du côté du père paranoïaque et d'une femme haut-placée. Il est d'ailleurs dommage que le film ne se concentre pas plus sur cette dernière car, dans ce cas précis, il fait invariablement mouche en montrant le désagrègement des institutions suédoises jusqu'à une séquence très pertinente où les derniers représentants du pouvoir sombrent eux aussi dans un chaos autoritaire.
Mais non, au lieu de ça, "The Unthinkable" préférera se fixer sur l'évolution lamentable de son héros où le contexte apocalyptique n'est plus qu'un simple outil à ce dessein scénaristique. Le film va ainsi devenir interminable et très souvent risible vu la finesse avec laquelle sont amenées les situations les plus grotesques qu'il soit pour permettre la guérison d'Alex de tous ses petits traumas futiles.
Et il y aura cette fin reposant sur une excellente idée. Elle aurait pu être magnifique, bouleversante, d'une poésie infinie... Bref, une de ces fins qui vous marquent durablement en vous mettant la larme à l'oeil. Mais, comme tout le reste, elle met en scène un personnage auquel personne n'est parvenu à nous attacher l'espace d'une seconde et la vacuité émotionnelle dans laquelle elle se déroule alors qu'elle aurait dû en être une explosion est la parfaite traduction de ce pétard trempé jusqu'au moindre grain de poudre qu'a pu représenter la découverte de "The Unthinkable"...


Cinq têtes pensantes derrière le film mais aucune capable de se rendre compte de la pauvreté des personnages au coeur de leur projet. Avec cette omission qualitative majeure, "The Unthinkable" était déjà condamné à l'échec par avance. Il n'en restera qu'une tentative réussie de film apocalyptique nordique d'un point de vue esthétique. En mêlant l'approche réaliste de ce cinéma au grand spectacle des blockbusters hollywoodiens, le collectif aura au moins prouvé qu'il y a une partition différente à jouer de ce côté par rapport aux canons habituels du genre. Pour le reste, on aura rarement vu un film brasser autant de vent sur la forme pour un résultat aussi anecdotique sur le fond. Quelle déception !

RedArrow
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le 2 avr. 2019

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RedArrow

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