En art, l’opinion publique se révèle souvent rancunière. Lorsqu’un auteur en vogue déçoit, ses productions suivantes peinent à se décrasser du sceau de désapprobation imprimé par les fans sur le calice déchu. Les critiques pressées s’empressent de juger : on attribue un genre à un film, celui qu’étiquette sa com’, puis on vérifie à son aune, façon checklist, si les attentes sont comblées. « C’est forcé ! », s’écrie Victor Bonnefoy, alias Inthepanda, à propos de The Visit sur sa chaîne YouTube. Le vidéaste le confesse : il le vociférait déjà au grand écran après quelques minutes. Et puis, d’abord, « ça ne fait pas peur, c’est risible, c’est un mauvais found footage », tance-t-il. Le désaveu de ce chroniqueur, dont le travail respectable donne le goût du cinéma à une batterie de jeunes internautes, semble emblématique. Le dernier M. Night Shyamalan le déçoit parce que son fond ne correspond pas au moule dans lequel on nous le sert. La réappropriation frustre et mène à juger l’œuvre par rapport à ce qu’on pense qu’elle devrait être, dans le genre où l’on nous l’a vendu.
S’il marque une génération entière par son Sixième Sens, le réalisateur indien crée la controverse à partir du Village. En 2004, plusieurs amateurs décrient cette œuvre majeure, à la bande originale fine et somptueuse, dont l’ambiance sculpturale fascine encore le public perméable une décénnie après. Riche en symbolique, fort d’un scénario d’une profondeur inouïe, Le Village cache une perle au cœur de l’écrin poussiéreux du récit d’époque en costume. Le film ingère les codes de l’effroi, les redessine pour incarner des sentiments bien plus complexes et explore le repli identitaire, mâtiné d’un propos alerte sur l’intolérance. Son éclectisme ravissant, plusieurs spectateurs le rejetteront en bloc, déçus de ne pas retrouver les balises thriller de Signes ou la figure d’un proue d’un Bruce Willis.

La jeune fille de l’eau, exercice de style autour du conte, s’empêtre dans l’avant-garde. De là, Shyamalan tente d’abord de se recentrer sur les plot twists qui érigent sa réputation. En découle un bancal Phénomènes, dont la mystérieuse épidémie évoque peu d’intérêt. Le Dernier Maître de l’Air échoue à l’unanimité sa tentative d’adaptation et avorte le développement d’une trilogie. Las, After Earth efface toute singularité de l’auteur, évacue la créativité. Le bougre mérite un retour aux sources : il produit une série (voir A la louche #7) et réalise The Visit, que le faible budget range vite au rang des Found footage.


Aucun mépris à témoigner pour ce sous-genre captivant. Il s’est emparé de l’esthétique de la caméra à l’épaule, gimmick des fables sociales soucieuses, pour figurer une nouvelle dynamique. Celle de l’instantanéité, du temps réel, de l’imprévu. Le premier volet de Rec constitue une démonstration inébranlable de l’immersion qu’induit le dispositif. L’ingéniosité de Paranormal Activity 3, pourvoyeur de mise en scène cheap géniale (les plans panoramiques permis par la rotation d’un ventilateur), donne à retrouver une épure il y a peu enfouie sous les kilotonnes d’emphase. Le constat d’un retour à des tournages sages, pas dictés par la pénurie de moyens mais choisis par désir de sobriété, rassure et oxygène. La série française Les revenants, par exemple, n’accueille qu’une seule caméra sur son plateau pour uniformiser la lumière de ses plans, assure son créateur Fabrice Gobert à Libération.


Meurs-toi un autre jour


Reste qu’à part son cadre chevillé au matériel, The Visit n’a rien d’un found footage, dont il singe la connotation horrifique pour créer un propos sur les liens familiaux. Sa structure s’articule d’ailleurs comme un documentaire privé, non sans rappeler les poétiques cassettes Super 8 dont Bouli Lanners extirpait des courts-métrages à ses débuts. Une ado de 15 ans et son frère rappeur s’apprêtent à rencontrer leurs grands-parents pour la première fois. Les ponts brisés s’expliquent par une vieille fâcherie entre ces aïeux et leur mère, qui refuse d’en livrer le fin mot. La démarche de la gamine, désireuse d’enregistrer la découverte d’une parenté refoulée, aborde d’emblée la sensible thématique des secrets familiaux, des choix d’éloignements pris d’un coup sec suite aux embrouilles. Envisagé avec la grille d’évaluation d’un film d’horreur, ces premières scènes résonnent comme une exposition lambda qui fait bâiller plusieurs esthètes du genre. Au contraire, si l’on se nourrit de ce qu’elles ont à servir, l’on rencontre sans cesse un avatar différent de l’appréhension mâtinée d’excitation du duo. Dans un rythme maîtrisé, le spectateur reçoit des clés de lecture essentielles pour décoder la métaphore qu’abrite The Visit.


Car considérer que ses vieux possédés trainent là « juste pour faire peur » reviendrait à traîter le film d’abruti. Plane là une incarnation du fossé des générations, une représentation des peurs que façonnent l’inconnu. Ados et grands-parents n’appartiennent pas au même monde. Ils font des efforts pour converger, mais conservent un regard écarquillé sur la bizarrerie relative du camp d’en face. Shyamalan réfléchit beaucoup à la distance, à laquelle les interminables bois défendus du Village répondaient déjà. Celle engendrée par la séparation du temps, avec ses secrets de famille qui ne décantent jamais, ces cassures immarescibles qu’aggravent les disputes. Le gouffre entre les décennies semble pareillement au centre du propos. Les jeunes sont atterrés par le couvre-feu de 21 heures des vieux. Un tel rythme de vie relève de l’indescriptible pour eux, et ce n’est pas un hasard si l’horreur se manifeste à partir du gong. Toute l’intimité de leurs aînés choque les visiteurs (les besoins, la nudité…). L’altérité rend interchangeable les personnes de leur catégorie, et seul le statut qu’on leur attribue (en l’occurrence un lien patriarcal) rend les dérives acceptables, l’affection possible.


Plutôt que de figurer le lien au dispositif – le montage créé par les pannes de la caméra de [REC] – The Visit crée ses propres « trucs » de mise en scène dans son coin, sans les souligner. La deuxième caméra s’introduit lors d’un cache-cache entre sœur et frangin. Là, filmer n’est qu’un jeu. Les plans débullés déboulent, bien troussés, quand les péripéties font choir la caméra. On retrouve une réflexion sur les codes à mesure qu’il se tourne. L’éthique de la réalisatrice en herbe la bloque dans sa fougue. Elle veut intégrer du contrepoint musical à son montage, comme pour prendre du recul. On le retrouvera en fin de long-métrage, en clin d’œil. L’on ressent une envie de dédramatiser ce documentaire de famille avec un large second degré. Tous les personnages secondaires veulent y apparaître… Sauf les grands-parents, définitivement imperméables à ce précis de filiation qui expose comment l’éloignement la distord. Le twist final du récit paraît, à cet égard, à la fois évident et raccord à sa métaphore.


Des contacts Skype avec la mère des ados ponctuent l’action de The Visit. En tant qu’uniques retours au réel, ils semblent étrangement lisses : on l’admire en croisière, plein soleil, en compagnie de son bellâtre parfait, toujours hors-champ. Finalement, à travers les écrans que propose ce dernier Shyamalan, le public n’a systématiquement accès qu’aux visions subjectives de ses relais fictionnels. Les duo de gosse idéalise les vacances de la protectrice que les abandonne, comme ils se convainquent de la bizarrerie des aïeux. A travers ce retour aux fondamentaux du réalisateur, l’on épie le partage des torts. Miroir, mon beau miroir, montre-moi qui sont les plus hideux.

Boris_Krywicki
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le 2 déc. 2015

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