Des petites filles jouent à cache-cache dans la nature, en comptant et en se dissimulant derrière des arbres à peine plus épais qu’elles. Cette scène d’ouverture donne le ton : c’est bien à une vaste partie de cache-cache que nous convie le deuxième long-métrage de fiction de Béatrice Pollet. Mais grave, radicale, fondamentalement tragique, puisqu’il s’agit d’une partie de cache-cache avec l’existence, à savoir le déni de grossesse.

La problématique est abordée sous la forme d’une reconstitution d’enquête, avec inscription, en surimpression ponctuelle à l’image, des dates et lieux de l’action. Huit ans d’enquête et d’écriture ont été nécessaires à la réalisatrice et scénariste pour aboutir à un scénario qui sera le fruit d’une compilation d’histoires et de cas, strictement vérifié par des spécialistes, médecins, psychiatres , obstétriciens, juges et avocats, afin de ne pas risquer de trahir le réel. Apparaît ainsi Claire, magnifiquement campée par Maud Wyler, avocate de son état, déjà mère des deux petites filles découvertes dans la scène initiale, et mariée à Thomas (Grégoire Colin, de moins en moins rare à l’écran, et l’on s’en réjouit), ingénieur forestier, qui ceinture les arbres d’appareils électroniques permettant de faire entendre la circulation de leur sève mais n’en aura pas moins été aveugle et sourd à la grossesse de sa femme…

Après un bref prologue présentant Claire et sa silhouette de jeune fille, deux mois avant son troisième accouchement, le scénario se centre sur l’enchaînement dramatique inauguré par l’expulsion surprise, et donnant lieu à l’hospitalisation puis l’incarcération de la mère, la stupeur du mari et l’accompagnement patient et presque acharné de l’amie de toujours (Géraldine Nakache, impressionnante), avocate également, et qui va prendre la défense de celle qu’elle croyait connaître, qui va essayer de comprendre et de répondre aux questions inouïes posées par de tels événements : qui refuse qui, dans le déni de grossesse, qui se joue de qui ? Est-ce la mère qui nie l’enfant qu’elle porte ? Mais pourquoi ? Comment ? Est-ce l’enfant qui, en se lovant dans l’espace intérieur de la mère de façon presque insoupçonnable, tente de s’embarquer en passager clandestin vers l’existence ? Quel inconscient travaille ces deux corps ? Des corps complices ? Ennemis ? Est-ce le retour d’un fantôme ? D’un petit cercueil blanc dont la famille n’a jamais rien dit ?…

Sans prétendre apporter de réponse schématique ou forcée, c’est dans ce labyrinthe d’interrogations que nous entraîne Béatrice Pollet, servie par la caméra très sensible et subtile de Georges Lechaptois, qui excelle à capter aussi bien les scènes nocturnes que diurnes, le dédale d’une maison que la froideur sans âme d’une prison. Les mères sont convoquées, celle de Thomas (Fanny Cottençon) comme celle de Claire (Pascale Vignal). Et Maud Wyler, tout en fragilité, ténuité, apparaît elle-même comme constamment au bord de cette existence dont Claire a failli bannir son bébé, constamment prête à basculer dans le néant, d’où une tension psychologique permanente qui vient redoubler le suspense créé par l’investigation et les interrogations. 

« Lorsque l’enfant paraît… » Françoise Dolto, en faisant du nouveau-né un petit roi attendu par ses parents comme le Messie, n’a pas facilité le regard sur le déni de grossesse. Le fait est d’ailleurs souligné, légèrement mais fermement, au détour d’une conversation entre Claire et Thomas. Or, si l’on se base sur l’une des rares études épidémiologiques sérieuses conduites sur la question, l’étude Jens Wessel (Berlin), il y aurait eu en France, en 2018, sur 760 000 naissances annuelles, 304 cas de déni complet de grossesse, dans tous les milieux sociaux. Un phénomène auquel la loi française continue à répondre sur un plan essentiellement pénal, au lieu de mettre en place la prise en main psychologique qui devrait être prioritaire. Selon les mots, on ne saurait plus clairs, de l’auteur de l’étude : « Le déni de grossesse est la complication obstétrique la plus dangereuse à être ignorée par la recherche et la littérature scientifique ». Espérons que la très belle œuvre, sobre et intense, de Béatrice Pollet, pourra contribuer au dépassement du déni dont le déni de grossesse fait lui-même l’objet, un peu à la façon dont le film « Mourir d’aimer » (1971), d’André Cayatte, inspiré par l’affaire Gabrielle Russier, a pu jouer un rôle dans l’évolution de la législation entourant les liens amoureux entre majeurs et mineurs consentants.

AnneSchneider
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le 14 janv. 2023

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Anne Schneider

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