Les tours de Tokyo scintillent dans la nuit et entre deux murs, les fantômes plats passent. Des égouts s'échappent des créatures de cauchemars. Sur des trottoirs, des robots constatent la terrible nouvelle : l'humain est rentré chez lui. Il abandonne la ville à sa grandeur puisqu'elle se suffit à elle même, aux puissances singulières du rêve et de la peur, puisqu'elle n'inspire que cela.
C'est l'étrange et doucement tragique constatation que fait "Tokyo !" du décor urbain sur lequel il se base. En sortant du film, on ne saurera rien de plus sur l'endroit du titre tant les trois cinéastes (Leos Carax, Michel Gondry et Bong Joon-Ho), l'auront préservé de l'attendu atteinte à son opacité et sa froideur. Le film quittera la ville avec plus de trouble et d'incompréhension encore à son égard, et cette idée déchirante à la clé d'un zoom de plus sur l'inhumanité du monde dans lequel l'humain vit le plus : curieux paradoxe, que chacun des cinéastes expose par un prisme différent mais cohérent avec l'ensemble.

Gondry, dont le segment ouvre le film, est la curieuse synthèse des deux chapitres suivants : Bong jouant sur un enfermement au sens littéral du terme, Carax sur une ouverture évidemment fausse puisque se plaçant d'abord au côté de sa créature autiste. Gondry est entre les deux, et joue constamment, on peut le voir dans de nombreux effets de zoom, entre l'enfermement et l'ouverture. Le moyen dont il use pour y parvenir est simple, c'est celui du conte et de la dramaturgie classique, du début, du milieu, de la fin, bien loin des démarches presque expérimentales des autres.
Son film est un film simple et typiquement imprégné de son style. Les aventures de son couple installés à Tokyo révèlent déjà le sentiment de perte de repaires inévitables, la sensation de se transformer en objet de décoration (au sens littéral, encore une fois) et de devenir soudain anonyme. Son film, bien que porteur d'un côté démonstratif un peu lourd, d'une poésie volontairement mièvre, mélange de naïveté classique et d'inventions artistiques en tout genre, est une splendide entrée en matière avant le déchaînement picturale de Carax.

Son "Merde" est le cœur noir du film, son moteur, et paradoxalement celui qui pousse le plus à l'analyse du film dans son ensemble alors qu'il exprime lui-même la volonté de s'échapper de toute tentative du genre. Il pousse à la réflexion, stimule la pensée, et agit comme le spectre abominable et cauchemardesque qui vole autour du film, contamine les deux autres branches de sa poésie froide et sèche. Le semi-retour de Carax quatre ans avant la véritable résurrection Holy Motors a quelque chose de véritablement bouleversant derrière le rire narquois de son auteur. Personne à part Carax n'aurait osé un tel carnage pour un retour comme celui-ci, personne n'aurait osé proposer une vision si proche de la créature affreuse qu'il présente. L'intelligence ultime de Carax, c'est qu'au moment ou on se rend compte que le film n'est qu'une mascarade, une provocation stérile, le cinéaste la rattache à des problématiques existantes : voilà que l'on apprend, en riant du masque de Denis Lavant, que ce que fait Merde n'est pas totalement gratuit, du moins à ses yeux, mais par pur racisme : il n'aime pas les japonais, donc il les tue, parce qu'ils sont dégoûtants et que leurs yeux ressemblent à des sexes de femme.
Carax s'amuse. Mais il ne s'amuse pas de son personnage, dont il semble éprouver un ambigu respect, si ce n'est une simple fascination ; il s'amuse de ce qu'on en fait. Que ce soit à travers nous ou a travers les nombreux figurants de son film, Merde devient un fantasme de pulsions inavouées dynamitées dans un geste absolument ahurissant de vitesse, de précision et de jouissance. Il devient à nos yeux tout ce que l'on souhaite qu'il soit : projection d'un cauchemar de touriste, projection d'un discours anti-politique et anti-diplomatique ou simplement figure abstraite sensée représenter toutes nos pulsions inavouées, Merde est une page blanche sur lequel on écrit ce que l'on veut, privé d'auto-analyse dont ouverte à notre propre vision. C'est en même temps qu'une farce féroce et drôle, une expression d'une haute idée du cinéma.

Le dernier chapitre peine à faire oublier le petit chef-d'oeuvre de Carax, qui a contaminé tout le film déjà, mais apporte une dernière pièce du puzzle non négligeable. Si sa mise en scène se fait trop insistante, trop visible, donc exprime un message trop appuyée, ce qu'il a dire n'en n'est pas moins pertinent. Prenant le temps d'installer une ambiance à la fois intimiste et glacée de l'intérieur, le film dresse le portrait d'un homme reclus chez lui depuis dix ans, ne pouvant plus supporter le contact et le regard humain.

Le regard humain est justement le plus important dans "Tokyo !" ; il brille par sa douloureuse absence, dressant le portrait d'une ville qui scintille de partout sauf dans les yeux des hommes. Trouver sa place dans le monde, trouver sa singularité alors que tout se fond, tout devient objet, tout devient effacé et replié sur lui-même ; c'est le programme de ce film réussi, inventeur de formes variées et différentes, objet composite, cauchemardesque et délicieusement mutant.
B-Lyndon
6
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le 7 oct. 2013

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B-Lyndon

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