Prudence est mère de la sûreté. Alberto est bien d’accord. Et en bon Italien de comédie, il en rajoute, il trouve même que si le courage est d’argent, la prudence est d’or. La prudence est ce qui guide sa vie, ce qui lui indique le Nord (le Nord, c’est la direction où il faut fuir), ce qui lui tient lieu de philosophie et de morale, ce qui a dévoré en lui tout ce qui aurait pu lui tenir lieu de personnalité, l’épouse qu’il s’est choisie. Alberto, c’est l’Harpagon de la prudence, l’Alceste de la prudence, le Monsieur Jourdain de la prudence. Il est sa prudence.


Comme je l’ai suggéré à demi-mot, Alberto se trouve prudent. Monicelli le trouve lâche. Ses compères en trouillardise le trouvent trouillard. Le spectateur le trouve tordant, tant le rythme endiablé des différentes machines infernales qu’il a déclenchées, et qui lui retombent alternativement, vicieusement et immanquablement sur la gueule, lui laisse peu le loisir de le trouver autre chose. Mais c’est juste une question d’opinion, et toutes les opinions sont respectables, vous dirait à coup sûr Alberto.


Car sa prudence le rend accommodant. Elle le rend aussi opportuniste, pleurnichard, veule, servile, réactionnaire, puéril, cynique, aveugle, et, par-dessus tout, imprudent. Ben oui, faut bien se lâcher parfois. Parce que la prudence, c’est pas comme l’avarice, ça coupe les couilles, et, en bon matamore pétochard de Monicelli, Alberto n’aime pas ça. Alors il braille devant ses copains qu’il va faire exploser une bombe. Manque de pot, l’Italie entretient une longue histoire d’amour avec les bombes, et là ça rate pas, y’en a une qui pète et Alberto est là où il faut pas, par désir de pas se trouver là où il faut pas…


Alberto est un personnage de farce, simple et mû par des ressorts évidents, mais rendu tellement vivant par la grâce de la comédie italienne, cinéma du pessimisme vitaliste entre tous, qu’il continue à exister bien au-delà du mot FIN : il est facile de l’imaginer dans d’autres situations, d’autres imbroglios.


Mais c’est aussi un concentré ultime, et l’avatar le plus cruel, du thème de prédilection de Monicelli : la lâcheté et l’immaturité du mâle italien sous ses couvertures sortables. Thème que l’on retrouve dans presque tous les films que je connais de lui, mais le plus souvent distribué entre plusieurs personnages, ou adouci par un regard plus indulgent ou d’autres traits faisant contrepoids. Surtout, il est frappant de voir combien sa fuite en avant à courte vue se retourne toujours contre Alberto lui-même : dans une comédie, un monomaniaque, ça fait plutôt chier les autres. C’est tout le symbolisme de la bombe, image de son déséquilibre, et c’est tout le paradoxe de la farce, plus tragique (tellement plus) que la tragédie. C’est en voulant fuir le danger qu’Alberto le crée, c’est en voulant se sauver à tout prix qu’il se perd. En apothéose, il a même l’idée de génie de s’engager dans l’armée pour être sûr d’être enfin en sécurité.


Les spectateurs les plus perspicaces (ou les plus misogynes) auront cependant remarqué qu'une bonne part des catastrophes est due à la vieille tante et à la vieille bonne d'Alberto, avec lesquelles il vit et qu'il consulte dès que l'automate tombe en panne (et c'est souvent). Mais Monicelli en a justement fait le court leitmotiv qui résume tout, caractéristique du comique de répétition : dès que les vieilles donnent l'idée, Alberto souligne : « C'est VOUS qui le dites ! » « OUI ! », répondent-elles avec force. D'un côté, lui n'a même plus l'excuse de son irresponsabilité, puisqu'il en est conscient au point d'en jouer délibérément. De l'autre, les vieilles sont peut-être connes et castratrices... mais elles s'assument.


Il y a une scène, une seule, pas plus d’une ou deux minutes, qui sort de la farce : celle où Vedova, une femme qui l’a par amour plusieurs fois sauvé de lui-même, le surprend en train de la trahir, en train de se vautrer dans une ultime trahison irréfléchie. Elle dit : « Je croyais qu’il était récupérable. » Un éclair. Un gouffre.


Un des derniers films de Monicelli, en 1986, s’intitulera Pourvu que ce soit une fille.

OrangeApple
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 20 août 2017

Critique lue 394 fois

7 j'aime

3 commentaires

OrangeApple

Écrit par

Critique lue 394 fois

7
3

D'autres avis sur Un héros de notre temps

Un héros de notre temps
Heurt
7

Poltron.

Sordi incarne comme bien souvent un poltron et il faut dire que ce rôle lui va à merveille, voir sa tête de parfait ahuri qui fait le beau quand il n'y a personne d'important et qui s’écrase devant...

le 26 mai 2017

4 j'aime

1

Un héros de notre temps
Cinephile-doux
7

La vie est absurde

Vivant entre sa tante et une vieille bonne, Alberto est un homme craintif et égoïste poursuivi par les assiduités de la DRH veuve de son entreprise. Film mineur de la grande période de Monicelli, ce...

le 29 août 2019

3 j'aime

Un héros de notre temps
Eric31
8

Critique de Un héros de notre temps par Eric31

Un héros de notre temps (Un eroe dei nostri tempi) est une très bonne satire italienne réalisé par Mario Monicelli, coécrite par Rodolfo Sonego qui s'inspire du roman de Mikhaïl Lermontov publié en...

le 27 juil. 2016

3 j'aime

Du même critique

Whiplash
OrangeApple
9

Le sens du martyre

(Attention, SPOILS en nombre vers la fin – inséparables de l’analyse) Terence Fletcher, c’est l’anti-John Keating. Il n’encourage pas l'épanouissement des personnalités, il les rabaisse, il...

le 17 mars 2017

36 j'aime

10

Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band
OrangeApple
10

Ceci n’est pas une critique

When I was younger, so much younger than today, ma cousine, cinéphile distinguée mais pas vraiment versée dans l’art musical, m’a emmené voir Help !, le film. J’ai ri comme un bossu sans vraiment...

le 4 oct. 2016

29 j'aime

7

Easy Rider
OrangeApple
4

Darwinisme

S’il y a bien un argument que je trouve idiot et dont je n’use jamais contre une œuvre, c’est : « Elle a vieilli ». Elle est bien ou elle est pas bien, je l’aime ou je l’aime pas, si qu’on s’en fout...

le 3 sept. 2017

23 j'aime

14