Trois ans après la Taupe, dix ans après the Constant Gardener, un demi-siècle après l’Espion qui venait du froid, cette nouvelle adaptation de John Le Carré risque d’être totalement vampirisée par la prestation ultime et énorme de Philip Seymour Hoffman.

Le film semble pourtant très fidèle à la manière (quasiment impossible à transposer au cinéma) de John Le Carré.

• l’absence d’action, ou quasi, mais ce sentiment, installé dès les premières minutes, d’une menace, en surplomb quelque chose de lourd, et qui atteint profondément le spectateur ; mais aussi des temps d’accélération marqués plutôt que d’action), sans conséquences spectaculaires le plus souvent, mais qui permettent au spectateur de respirer et à l’intrigue de rebondir, de trouver son rythme, d’écarter toute hypothèse d’ennui ;
• l’absence de héros brillants, mais des personnages gris, de chaque côté, qui tentent de se fondre dans un univers gris ;
• un univers gris, précisément, ici la ville un peu sinistre de Hambourg, avec ses hangars, ses docks, ses installations portuaires, ses bouges, ses gourbis ;
• une quasi absence des réalités « concrètes » en jeu, ici la menace du terrorisme islamique, à peine évoquée dans quelques échanges, dans des temps très brefs de prière ou de recueillement ; ainsi la transposition tentée par Le Carré de son univers permanent de référence, celui de la guerre froide, à une question totalement différente, son transfert même à des lieues du Foreign Office et de l’I.S., du côté de l’espionnage allemand, tout cela finalement n’apparaît qu’à peine. Ce monde de l’espionnage est toujours refermé sur lui-même – les espions traquent les espions qui les traquent – et tout cela n’affecte guère le monde réel.
• Par contre la concurrence, la guerre presque, entre les services est toujours de règle. Et il n’y a guère de différence entre les rivalités internationales présentées ici et celles qui opposaient les plus éminents représentants de l’espionnage britannique dans la Taupe.
• Et la lenteur évidemment, très bien traduite ici (alors qu’elle pourrait être la plus grande menace pour tout cinéaste) dans la mise en scène d’Anton Corbijn – même si elle peut sembler moins brillante que le travail d’Alfredson pour la Taupe.

Une mise en scène classique et belle. Car si la réalisation n’offre pas de figures de style exceptionnelles, le travail effectué sur l’image (par Benoit Delhomme, déjà remarqué avec des Hommes sans loi) est extrêmement intéressant : une image bleutée et glaciale, un gris métallique constant – mais parfois coupé par des éclats bruns, jaunes, souvent sales, mais parfois (trop) éclatants. Cette image, et ses contrastes (dont la dualité apparaît aussi dans l’affiche réussie du film) disent sans doute beaucoup.
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P.S. HOFFMAN – Post Scriptum

Un Homme très recherché présente aussi de réelles singularités par rapport à son adaptation de John Le Carré. L’interprétation (et le personnage même, sa dimension) de P. S. Hoffman peuvent ainsi sembler assez décalés par rapport à cet univers de référence. P.S. Hoffman ,’interprète pas, n’est pas, un personnage gris – comme pouvait l’être (et assez magistralement) Gary Oldman dans la Taupe. Il est énorme, rouge, il transpire, passe des tonalités matoises, des analyses plus que réfléchies et posées, aux explosions incontrôlées. Comme tous les personnages clés de Le Carré il est ainsi confronté au double échec de son action et de sa vie. Il en ressort une tristesse, pas toujours masquée que le cynisme n’arrive pas à totalement effacer ; une manière de désespoir noyé dans le sens du devoir, dans l’alcool aussi, dans la recherche et dans l’action …

… jusqu’à ce que l’action, si patiemment construite et finalement aboutie, ne vous renvoie, aussi, à l’échec de votre propre mission, celle dans laquelle vous étiez impliqué au plus intime. Alors les cris … Car ce personnage-là ne parvient pas à contenir une forte dose d’humanité. Et c’est là que l’on sort, un peu, de l’univers de John Le carré.

LE DOSSIER 51

Le film, et c’est une autre manière d’originalité, tend aussi, sur le fond et même sur la forme, vers le traitement retenu par Michel Deville dans le remarquable Dossier 51. Un Homme très recherché est d’abord une histoire de retournement, de manipulation, de contrôle à distance (mais au bout du compte qui manipulera qui ?). A force d’inventivité et de travail, d’observations constantes et en temps réel (avec images et/ou sons, les espions disposent à présent de moyens très supérieurs à ceux des origines), à force de retournements, de contacts, Günther Bachman / P.S. Hoffman met en place une construction très savante, très sophistiquée qu’il résume de façon assez simple (ce qui nous évitera de spoiler) avec la fable des poissons – l’anchois, le barracuda et le requin. On utilise le menu fretin pour appâter des poissons bien plus gros – on progresse ainsi vers la finalité visée (la sécurité du monde) tout en épargnant les hommes.

Illusion évidemment : Le Carré de la racine n’est pas si aisé à calculer et le calcul de Bachman se fonde sur une hypothèse erronée car il ne peut intégrer la dimension humaine de l’affaire (ce que Oldman admettait dans la Taupe, ce que PS Hoffman ne peut admettre ici), encore moins l’adhésion à son projet des différents « partenaires » qui n’ont certes pas les mêmes soucis d’humanité.

Ne restent donc plus, à la fin des fins, que les hurlements, le constat de l’échec, le sien au plus intime (malgré la réussite apparente et le retour à l'ordre) – et Le Carré de l’hypothèse nue.

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le 19 sept. 2014

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