C’est sans doute cette phrase par deux fois répétée qui définit le mieux l’essence d’Une affaire de cœurs – La tragédie d'une employée de P.T.T. : « Les gens ne sont pas faits de bois. » Le bois, c’est la rigidité inflexible des institutions, des structures, des sociétés qui sont érigées avec droiture, et qui, si elles ne tiennent pas, se brisent et s’écroulent en un instant – phénomène illustré durant le long métrage à travers le démantèlement de l’autorité religieuse qui s’accomplit autant par l’abandon des dogmes précédemment instaurés que par la destruction des architectures pieuses (cathédrales, sanctuaires, etc.). Antinomique à la conception géométrique des constitutions sociétales, l’être humain a tout d’un être flexible; il se distend, se déforme, se modifie au cours de ses expériences. Bien que l’environnement modèle – voire conditionne – son existence, il conserve cette imprévisibilité de laquelle il tire son unicité.


Irrévérencieux et désinvolte, Makavejev délivre une chronique humaine fascinante – en une brève et concise intrigue – où l’approche documentariste est jalonnée d’apartés narratifs singuliers. Dans les élans déambulatoires de la caméra qui arpente le quotidien d’une jeune femme, le metteur en scène tend à prendre le pouls sociétal, à localiser et autopsier les récurrences sociales, élaborant à partir d’éléments bruts tirés d’une réalité tangible des schémas structurels qui dressent un lucide tableau sociétal. Tandis qu’à l’arrière-plan scénaristique s’édifie un constat sociologique gorgé de cynisme où transparaissent les nombreux travers d’une société – insalubrité urbaine, croissance et sophistication de la criminalité, aliénation télévisuelle –, le devant se compose de bribes d’existence éparses qui, décrivant en détail les conditions socioéconomiques de la classe moyenne, narrent l’errance joyeuse de la protagoniste.


Armé du regard affûté d’un psychanalyste, Makavejev s’astreint à encapsuler les soubresauts émotionnels qui défilent au cœur du parcours insouciant du personnage principal; se côtoient allégrement la timidité, la pudeur, la langueur, le désir, l’angoisse, le regret et l’ennui, tous déroulés avec une sensibilité impressionnante. Oscillant de la peinture sentimentale à la restitution clinique de phénomènes concrets, le réalisateur intercale son récit de suspensions étranges qui se situent entre la fausse chronique journalistique et le commentaire satirique. La concrétisation du message en forme d’avertissement – par rapport au déchirement social qui lentement s’exacerbe en Yougoslavie, presque prémonitoire de la censure à venir quelques années plus tard – est impérieuse et dévoile la virtuosité du réalisateur dans son alternance de tonalités, aux frontières du registre polémiste et des desseins d’analyse comportementale.


Visuellement, la démarche de Makavejev est tout aussi poussée et ingénieuse. La beauté plastique d’Une affaire de cœurs consiste à rechercher la poésie spatiale, la beauté des lieux déstructurés, rapiécés, à demi-écroulés, à saisir l’asymétrique joliesse de la vétusté, de l’imperfection. La photographie s’imprègne du désordre des espaces et magnifie le charme lyrique des milieux dégradés dans cette même optique de capturer le romantisme des rouages humbles du quotidien.


Les bornes posées, thématiques explorées scientifiquement, se matérialisent au sein de la fiction qui se métamorphose ultimement en miroir des problématiques énoncées : une fois émise, la constatation sociale se transpose au sein du récit, illustrant par exemple le tabou sexuel omniprésent – dont parle le professionnel en ouverture – à travers les séductions qu’ébauche silencieusement, honteusement, la protagoniste.


Une affaire de cœurs, c’est la découverte d’un cinéma organique qui, par ses intentions éminemment subversives, présente une folâtre et décomplexée liberté. La mécanique des mœurs est méticuleusement disséquée et formule la paradoxale observation vers laquelle tend l’ensemble de l’œuvre au travers de son imagerie antithétique. Alors que le cœur de la collectivité bat la chamade, les individualités se disloquent dès lors qu’elles quittent les rangs, leur liberté nouvellement acquise se mue alors en insoutenable solitude. D’où la fatalité des touchantes trajectoires maladroites décrites. À découvrir.

mile-Frve
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le 26 févr. 2022

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Émile Frève

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