Il s'agit ici d'un travail érigé dans le cadre du cours Esthétique du Cinéma, à l'ENS, pour le dossier de mi-semestre, rendu à Mme. Lacurie, dont les consignes étaient d'analyser un film de notre choix sur des questions de cybernétique.


Le terme anglophone War Game se traduit par « jeu de guerre ». Il est notamment utilisé pour désigner certains jeux vidéo de stratégie dont le but est de simuler des situations de conflit. Le terme est aussi utilisé dans le monde du piratage pour parler d’un défi de cybersécurité dans lequel s’affronte des hackers afin d’exploiter ou de défendre un système informatique. Dans les deux cas, on mélange un sujet sérieux, la guerre, avec celui plus récréatif du jeu.

En 1983, le réalisateur John Badham, connu pour La Fièvre du samedi soir (1977), sort WarGames. Le long-métrage raconte l’histoire de David Lightman (interprété par Matthew Broderick), jeune lycéen passant son temps libre sur son ordinateur. Un jour, alors qu’il pense pirater le système informatique d’une compagnie de jeux vidéo appelée Protovision, il se retrouve sur les serveurs de la NORAD (North American Aerospace Defense Command). Il entre alors en contact avec le WOPR (War Operation Plan Response), un supercalculateur militaire, contrôlé par une intelligence artificielle nommée Joshua, et utilisé pour simuler la troisième Guerre Mondiale.

[...]

Au début des années 80, encore rares sont les foyers où un adolescent peut se targuer d’avoir son propre ordinateur. Équipée d’un téléphone et de toute une gamme technologique de la marque IMSAI , la chambre de David ressemblerait presque à un centre de contrôle, si on omet le bazar environnant représentatif d’un adolescent. Le film de John Badham nous plonge directement au côté d’un lycéen plutôt « geek », passionné par les nouvelles technologies. Une figure qui commence à faire rêver les enfants des années 80. Du côté de la NORAD, tout semble plus fantasmé. C’est notamment l’utilisation d’un supercalculateur doté d’une intelligence artificielle qui pousse plus le film du côté de la science-fiction, surtout durant la Guerre Froide. L’imaginaire que propose le film n’est toutefois pas dénué de sens puisqu’il traite de technologie qui seront mise en place avec le temps.

L’une des passions de David pendant son temps libre n’est autre que de pirater des systèmes informatiques. Le terme hacking apparaît environ à la même période que la sortie du film.

Obtention d'un accès non-autorisé aux données d'un système ou d'un ordinateur. Oxford Languages

David est autant capable de pirater le système informatique de son école que celui d’une agence gouvernementale. Il utilise des disquettes, trouve le bon mot de passe et récupère même l’adresse du Docteur Falken, le créateur du supercalculateur. En rentrant en contact avec le WOPR, David tombe sur une liste de jeux comme les échecs, le poker ou le blackjack. Toutefois, notre protagoniste veut tester quelque chose de nouveau, le programme « Guerre Thermonucléaire Global ». Il choisit le camp de soviétique, vise Las Vegas et Seattle, et lance la partie. Sans le savoir, il enclenche une simulation que la NORAD interprète dès lors comme une véritable attaque de l’URSS. Le DEFCON (DEFense readiness CONdition) est placé au niveau 1 et les USA s’apprêtent à répliquer.

Lorsque Walter F. Parkes et Lawrence Lasker se lancent dans l’écriture du scénario, ils s’inspirent de faits réels. Le 9 novembre 1979, la NORAD a réussi à confondre les données d’une simulation avec la réalité, créant une panique générale au sein du gouvernement. Heureusement, Zbigniew Brzeziński, le conseiller à la sécurité nationale sous Jimmy Carter, a attendu la confirmation d’une autre station avant de contacter le président, empêchant ainsi une catastrophe nucléaire. Dans WarGames, David coupe son ordinateur, ce qui a pour effet de stopper la transmission de la simulation. Toutefois, en activant le programme, il révèle une brèche possible dans le système informatique militaire des Etats-Unis. Pour la première fois au cinéma, on met en scène un hacker, ce qui a pour effet de révéler au monde entier les dangers d’une telle pratique. WarGames a eu un impact considérable sur la politique Américaine, puisque peu de temps après sa sortie, le président Ronald Reagan a mis en place la première directive présidentielle sur la sécurité informatique du pays.

Malgré l’arrêt de la simulation par David, le WOPR continue toujours sa partie de « Guerre Thermonucléaire Total ». Le nom Joshua a été attribué par son concepteur, le Docteur Falken, en hommage à son fils décédé. Dans son étymologie hébraïque, yehoshua signifie « dieu sauve ». Un dieu dont l’objectif est de prendre des décisions drastiques en cas d’attaque ennemi. Un dieu dont l’objectif est de gagner la troisième Guerre Mondiale. Fini les hésitations et les états d’âmes du personnel humain, seule la machine doit décider. Pour un dieu sauveur, Joshua est pourtant la forme antagoniste de WarGames.

Le WOPR est représenté comme une énorme machine rectangulaire, recouverte de diode rouge et orange qui ne cessent de clignoter. Son design semble presque exagéré, comme un fantasme de science-fiction. Sur une des faces de ce dernier, un écran semble simuler, grâce aux diodes, deux yeux et une bouche. A plusieurs moments du film, le WOPR est représenté lors de courte séquence, par un plan fixe ou un travelling circulaire, comme pour nous rappeler la forme de la menace : un objet rectangulaire et inerte. Pourtant, avec toutes ces lumières, la machine semble vivante. On aperçoit une multitude de signaux électriques, comme si Joshua réfléchissait. Le WOPR est le cerveau, Joshua est son âme. Sur une autre face du supercalculateur, un petit écran où on peut apercevoir un compte à rebours.

Plusieurs fois dans le film, David est amené à échanger avec Joshua. Ils communiquent d’abord par message, puis le jeune protagoniste réussit à traduire ses signaux en sons, lui offrant une voix robotique. Comme un enfant, Joshua ne cesse de demander à David s’il ne veut pas jouer aux échecs. Cependant, en lançant l’intelligence artificielle sur une partie de « Guerre Thermonucléaire Total », la machine n’a plus qu’un objectif : gagner. Un peu plus tard dans le film, lorsque David est capturé par le FBI, il se retrouve à nouveau en communication avec Joshua. Ne comprenant pas les objectifs de la machine, il lui demande : « Est-ce un jeu ou la réalité ? ». Joshua répond : « Quelle différence ? ». Il a été conçu pour apprendre les différentes tactiques ennemies comme dans un jeu, mais jamais il n’a appris à comprendre la réalité et toute ses subtilités.

La machine n’est pas humaine. Par sa représentation très simpliste, sous la forme d’un rectangle et de diodes, Joshua rappelle une autre intelligence artificielle du cinéma : Hal de 2001, l’odyssée de l’espace. Pourtant [...], ce sont deux programmes aux logiques totalement différentes.

Joshua doit gagner : pour cela, il menace. Hal doit survivre : pour cela, il tue. Michel Lette

Leurs objectifs sont binaires. Un problème, une solution. On ne prend pas en compte ce qu’il y a autour. Leur conscience artificielle ne se développe qu’à partir de situations identiques. Elles restent dans un même modus operandi. Elles jouent. Et la menace est monolithique.

Afin de suivre la situation en direct, la NORAD est équipé d’une multitude d’écrans sur lesquels se reflète, tel une interface de jeu vidéo, la carte du monde et les possibilités de trajectoire des missiles. Les détails des impacts sont indiqués par des chiffres, ce qui rappelle le score d’un jeu. Par l’utilisation des lumières bleues sur fond noir, les écrans de la NORAD rappellent l’écran de la borne d’arcade sur laquelle David s’amusait à détruire des vaisseaux aliens avec son avion de chasse, au début du film. Pour mieux comprendre l’affiliation au jeu vidéo, on peut comparer WarGames à deux autres films au projet similaire : Point Limite et Docteur Folamour, dont les centres d’action sont la cellule de crise. Dans les deux cas, la peur d’une attaque Russe, qu’elle soit véridique ou simulée, nous est représentée par le biais d’un planisphère projeté sur un ou plusieurs écrans venant découper le monde en plusieurs cases stratégiques. Des petits tracés blancs viennent représenter la trajectoire d’un avion ou d’un missile. Tout semble plus froid, notamment par l’usage du noir & blanc, mais aussi par l'utilisation de cartes plus détaillées, coupé par des lignes imaginaires représentant latitude et longitude. Celle dans WarGames semble bien plus factice, avare en détail, avec un tracé approximatif. Pourtant, ces cartes procurent la même détresse parmi les militaires : la peur d’une guerre nucléaire.

[...]

Le titre du film ne se réfère […] pas aux jeux vidéo guerriers pratiqués par l’adolescent, mais à l’irresponsabilité d’adultes considérant que laisser un ordinateur « jouer à la guerre » serait une solution miracle pour régler les tensions géopolitiques du monde. Adrien Mitterand

L’humanité, aveuglé dans un conflit binaire, a souhaité laisser la charge du monde à une intelligence artificielle dont le seul souhait est de gagner. Alors que les Américains ont compris une nouvelle fois que les signaux provenaient de la simulation de Joshua, l’alerte est levée. Cependant, le WOPR a été conçu pour agir coûte que coûte. Il se lance dans la recherche des codes de lancement des ogives nucléaires. Durant cette séquence, David, sa copine Jennifer et le Docteur Falken sont présents et décident d’occuper l’intelligence artificielle en lui faisant jouer à un jeu : le morpion. La première partie contre David se solde par un match nul. Ce dernier décide de lancer Joshua dans une partie contre lui-même. A nouveau, match nul. Joshua recommence. Au fur et à mesure des essais, chaque partie se soldent par le même résultat. La machine tente plusieurs solutions avant de surchauffer comme un cerveau humain, puis décide de relancer de son plein gré une partie de « Guerre Thermonucléaire Total ». Une multitude de scénarios sont expérimentés par Joshua afin de déterminer qui serait le gagnant selon telle ou telle offensive. Le résultat est sans appel : personne ne peut gagner.

Dans le courant du XXe siècle, plusieurs mathématiciens vont développer ce qu’on appelle la théorie des jeux. Tarik Tazdaït explicite qu’il s’agit d’une « approche mathématique qui permet d’analyser l’interaction d’individus placés en situation d’interdépendance », le tout à partir de jeux comme les échecs ou le jeu de go. L’ensemble permet de comprendre des problèmes de nature économique, politique ou sociologique. Plusieurs typologies de jeux ont été pensées en fonction de leur approche de résolution. On parle notamment de jeu à somme nulle lorsqu’un joueur doit obligatoirement l’emporter sur l’autre, et vice-versa. C’est le cas notable des échecs, une représentation formelle de la guerre et ses stratégies. Pourtant, la Guerre Froide se rapproche plus du jeu du morpion que David lance à la fin du film. Il s’agit là d’un jeu à somme non nulle, où les deux joueurs peuvent perdre. La guerre froide est un jeu binaire dans lequel personne ne peut gagner.

Les jeux vidéo sont la première phase du plan d’assistance des machines à l’espèce humaine, le seul plan qui offre un avenir à l’intelligence. Pour le moment, l’indépassable philosophie de notre temps est contenue dans le Pac-Man : (…) il nous annonce sobrement que s’il y a quelque honneur à livrer le plus grand nombre d’assauts victorieux, au bout du compte ça finit toujours mal. Chris Marker

[...] Par le jeu, nous apprenons et prenons conscience du monde. Dans WarGames, Joshua conclut son apprentissage en déclamant : « Drôle de jeu où pour gagner, il ne faut pas jouer ». Une façon de sortir du schéma binaire du vainqueur et du perdant, et de celui de la Guerre Froide.

WarGames est un film qui, par ses différentes propositions, nourrit une pensée cybernétique. Déjà, par son rapport à l’informatique, qu’il soit représentatif de son temps ou en avance. On y parle de piratage et de différentes notions technologiques qui nourriront plus tard notre monde et celui des univers de science-fiction. Il est notamment question de l’intelligence artificielle et des craintes de l’humanité vis-à-vis de l’essor des machines. Ici, la guerre devient un terrain de jeu vidéoludique par l’essai et la simulation. Finalement, cet état de doute, d’hésitation propre à l’humain, c’est ce qui a pu empêcher que l’on appuie sur le bouton nucléaire. Qu’en serait-il aujourd’hui ?

noireau299
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le 12 déc. 2023

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