"On ne peut dépasser l'horreur de la bourgeoisie que par plus d'horreur encore"

Quoi de plus naturel pour un réalisateur cherchant à révolutionner les codes du cinéma que de s'intéresser aux révolutions? Seulement quelques mois après La Chinoise, qui s'intéressait à une bande de révolutionnaires de pacotille qui étudiaient la pensée marxiste-léniniste cloîtrés dans un appartement, Godard réitère, en passant cette fois-ci de la théorie à la pratique dans ce qui est certainement son film le plus fou.


On suit un couple de la région parisienne (Mireille Darc et Jean Yanne) qui cherche à se rendre chez un de leurs parents pour lui soutirer de l'argent (quitte à utiliser la force) et qui connaîtra tout un tas de péripétie étranges sur le chemin. Week-End se présente comme une sorte de road-movie surréaliste (probablement inspiré par Bunuel dont il cite L'Ange Exterminateur sur un intertitre), où Godard filme une société en proie à l'anarchie la plus totale, avec du sang et des carcasses de voitures partout, ainsi que des personnages tous plus cons les uns que les autres, passant leur temps à se mettre sur la gueule, déclamant soit des dialogues d'une stupidité consternante, soit des citations littéraires à côté de la plaque. Et tout ce chaos est par moments vraiment jouissif! Construit comme une succession d'épisodes partagés entre violence et humour absurde, le film donne lieu à bon nombre de moments valant leur pesant de cacahuètes (à ce titre, le long travelling sur un embouteillage surréaliste est devenu assez célèbre).


Mais au milieu de tout ce bordel, Godard n'en oublie pas pour autant d'avoir un sujet à traiter ; à côté de la bêtise crasse des dialogues des personnages, on trouve aussi des propos qui sonnent assez juste. Se livrant dans la satire de la société de son temps (notez l'utilisation assez récurrente des couleurs bleu-blanc-rouge) avec un nihilisme total, Godard se moque des intellectuels et des bourgeois, critique la situation de certains pays d'Afrique de l'époque, mais n'a pas pour autant l'intention de faire une morale, ou de juger la société du haut de sa tour d'ivoire, car bien que le film paraît en appeler à la révolte, la révolution n'en est pas pour autant glorifiée. Les 20 dernières minutes, présentant le nouvel ordre établi constitué par le FLSO (Front de Libération de Seine-et-Oise), font la synthèse de toute la folie du film dans un grand festival de n'importe quoi et de barbarie (violence animale, pratiques sexuelles douteuses, cannibalisme, étalage de culture d'une vanité totale, grand discours sur fond de batterie...), ce qui amène à la conclusion que certes, la révolution est tentante, elle peut être une nécessité mais tout dépend de qui la mène et ce qu'elle a à apporter - en l'occurrence, le remède est pire que le mal. Un tel propos pourrait faire dans le défonçage de portes ouvertes et paraître assez vain (même si pour le coup Week-End est prophétique des événements de mai 68) s'il était traité de façon sérieuse, ce qui n'est bien entendu pas le cas ici, et c'est tant mieux.


Le cinéma de Jean-Luc Godard est trop souvent qualifié par ses détracteurs de branlette intellectuelle, mais Week-End n'a rien d'un film intellectuel. Les références culturelles ou historiques y sont certes relativement présentes, mais il est loin d'être essentiel de savoir les saisir pour pouvoir apprécier l'ensemble ; on est vraiment là pour s'amuser. Il faut aussi noter que le film fait par moments dans l'auto-dérision, l'anarchie qu'il met en scène se reflétant dans sa forme, avec ces intertitres qui racontent un peu n'importe quoi, et dont le sens obscur de la plupart d'entre eux (partagés entre références culturelles ou historiques, tournant parfois à la private joke) reflète en quelque sorte la façon dont certains des personnages étalent vainement leur cultures à tout bout de champ ; à plusieurs reprises le 4ème mur est brisé par les personnages, invitant parfois le spectateur à s'interroger sur le sens de ce qu'il est en train de regarder ; le montage est par moments volontairement hasardeux, un personnage se fait tuer par un lance-pierre sans projectile, le générique de fin annonce "fin de cinéma"... Dit comme ça, ça ne paraît pas forcément très emballant, mais vous verrez que ce parti pris s'intègre remarquablement bien et ne fait qu'accentuer la folie de l'ensemble.


Un ensemble qui n'est, bien sûr, pas sans défauts, et son côté excessif le rend parfois inégal, avec certaines scènes d'un intérêt un peu discutable, ou d'une durée mal ajustée. Je pense en particulier à la longue conversation du couple au début du film, servant sans doute à décrire le caractère ennuyeux de la classe bourgeoise, la musique extra-diégétique cherchant tant bien que mal à recouvrir les dialogues en étant mixée de façon assourdissante représenter la révolte qui gronde ; quel intérêt de la faire durer 10 minutes, alors qu'en plus ce n'est pas vraiment la scène la plus intéressante du film? Autre défaut assez gênant : la prise de son des dialogues est assez hasardeuse, rendant ceux-ci parfois pas assez intelligibles. C'est une chose que l'on retrouve relativement souvent dans les films de Godard, avec parfois un but derrière, mais il y a plusieurs moments où on se demande pourquoi le mixage est aussi mauvais...


Au final, on a affaire au genre de films dont toute la folie, l'audace et les moments marquants ont bien de quoi faire oublier les quelques défauts. Il est évident que c'est une expérience qui ne plaira pas à tout le monde, mais pour ma part je l'apprécie toujours un peu plus à chaque visionnage, et quand je vois le culte voué à un film comme La Montagne Sacrée, je trouve dommage que Week-End ne soit pas plus connu, puisqu'on pourrait presque mettre les deux dans la même catégorie de satire surréaliste (même si au final les deux films sont relativement différents). Des films français de cette trempe, on n'osera plus en faire de nos jours!

OlivierBottin

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