Find what you hate and let it kill you

Sans jamais renier le caractère proprement jouissif de la lutte entre ses deux protagonistes, Whiplash dépeint une perspective de la musique et du dépassement de soi brutale, bestiale, destructrice et terriblement régressive.


Le professeur Fletcher n'aime pas le jazz, ou plutôt, ses idéaux, objectifs et convictions lui en donnent une image tout à fait malsaine. Ses méthodes dignes d'un sergent Hartman éduqué à la "soit au temps ou crève" sont en contradiction profonde avec la nature même du genre, qui réserve depuis toujours une place de choix à l'improvisation. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas que ses élèves soient bons ; il faut qu'ils soient parfaits. Et là encore, il trouvera toujours à redire. Car quoi qu'il arrive, il reste le maître, et jamais sa position de supériorité ne saurait être mis en doute.


Tour à tour manipulateur et tortionnaire, il saura toujours trouver la faille dans l'armure, l'insulte, le ton, le geste qui parviendra à s'immiscer dans la psyché de ses victimes pour mieux les amadouer. Ce n'est pas qu'il est particulièrement raciste ou homophobe ; c'est simplement qu'il fera toujours un effort consciencieux pour écraser l'estime que ses pions ont pour eux-mêmes de la façon la plus efficace qui soit ; cela passe aussi par des tête-à-têtes faussement amicaux, prétexte pervers à récolter les informations nécessaires à la poursuite de ses ambitions. Et tant pis s'il faut même jusqu'à mentir quant aux circonstances de la mort de l'un d'entre eux ; après tout, la fin justifie les moyens, et son Charlie Parker, il l'aura, quitte à détruire tout le reste dans son sillage, y compris sa propre humanité.


Ce qui tombe rudement bien, puisque le nouveau venu, Andrew, misfit en manque obsédant d'assurance et de reconnaissance, ne demande guère mieux qu'un coach qui saura l'essorer de tout son talent jusqu'à la dernière goutte. Subissant tant bien que mal les abus aussi bien physiques que psychiques de Fletcher, il développera dans sa quête de grandeur un tempérament détestable et affreusement dégradant, incapable de réaliser très ironiquement que sa propre idole, Buddy Rich, était un autodidacte même incapable de lire la moindre partition, en somme le contraire absolu du perfectionnisme qu'il hérite dans la douleur de son bourreau. Il sacrifiera tout, ses relations, sa santé mentale et probablement son amour pour la musique ; car pas une seule scène, pas une ligne de dialogue ne semble indiquer une quelconque appréciation pour Andrew de ses propres efforts. Cette aspiration qu'il prône à devenir l'un des "grands", notion très évasive s'il en est, n'est qu'un fourvoiement ; ce qu'il désire par-dessus tout, c'est d'être légitime, non pas en tant que musicien, mais en tant que simple cobaye aux yeux de Fletcher. Ce n'est pas la performance du morceau en soi qu'il recherche, mais sa validation.


Pourtant, Andrew a bel et bien eu sa chance de briser le cercle vicieux : il aura tout de même fallu un accident de voiture et l'incapacité physique de jouer qui en a découlé pour que, par apitoiement, et peut-être dans un éclair de lucidité, il se rue sur Fletcher, qui, fidèle à lui-même, n'a même pas daigné comprendre pourquoi diable son "protégé" était couvert de sang ; pour lui, il n'y a pas de pourquoi ni de comment, juste des excuses.


Le film aurait mine de rien pu s'arrêter là et s'achever sur une note amère mais néanmoins relativement heureuse, Andrew étant libéré de ses démons et pouvant ainsi poursuivre une existence surement médiocre, quoique sans histoire. Mais le destin persiste et, pour la dernière fois, le blanc-bec se fait avoir : il se laisse convaincre par son ancien persécuteur de reprendre les baguettes et venir jouer pour lui. Au travers de cette ultime discussion, Fletcher mentionne de nouveau cette fameuse anecdote sur Charlie Parker et comment Jo Jones lui aurait balancé une cymbale en pleine tête, manquant de le décapiter. Cette anecdote est par ailleurs largement exagérée, mais Fletcher n'a que faire de la vérité : cette histoire n'est pour lui qu'un credo au travers duquel il justifie ses méthodes barbares, et comme il le dit lui-même, si Charlie Parker ne s'est pas découragé, alors le prochain prodige, de manière tout à fait logique, ne se découragera pas non plus.


C'est ce dernier point qui enclenche et donne raison d'être au dernier acte du film ; car au fond, Charlie Parker, tout comme Andrew, s'est bel et bien découragé : Fletcher s'est bien gardé de mentionner ceci, car ça ne rentre pas dans son idée qu'il se fait de la poursuite de la réussite, mais il a fallu des mois à Parker pour qu'il reprenne en main un saxophone, et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il épousa le jazz non pas seulement en tant qu'exercice mais en tant qu'art à part entière.


Il en sera bien évidemment autrement pour Andrew qui constatera à ses dépends jusqu'à quelles étendues Fletcher est capable de se rabaisser dans le seul but de se venger, compromettant sa propre réputation et celle d'un orchestre entier complètement extérieur à l'affaire (là encore complètement contraire à l'esprit "Jazz Band" très soigneusement absente du film), pourvu qu'il entraîne l'impudent avec lui dans sa chute. Mais Fletcher ne réalise pas encore que son suicide artistique n'est que le catalyseur, la pièce manquante à la finalisation du monstre qu'il aura lui-même engendré : Andrew reprend ses baguettes, et, faisant fi de l'audience tout autant que de l'orchestre, entame un dernier pied-de-nez à la batterie aussi salvateur que virtuose. Mais c'est trop tard. Le piège s'est déjà refermé. Il a dépassé les espérances du professeur, largement même. Les regards faussement complices qu'ils semblent échangés n'y changeront rien : Fletcher à gagné la partie, l'oeuf a éclos ; il a son "Bird".


Son Charlie Parker.

Boba
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le 11 avr. 2018

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