Une plaine désolée. La terre noircie par le feu fume encore en volutes légères et le gel à commencé d'étendre son manteau blanc. C'est un paysage désert et poétique que décrit le premier plan de Winter Sleep.


Il faut aller au bout du cheminement lent et méthodique de l'intrigue du film pour réaliser combien les personnages dont nous allons suivre l'existence ressemblent à cette terre. Les flammes ont disparu, laissant un calme apparent, mais sous lequel brûlent encore quelques braises, les dernières sources de chaleur au milieu d'un désert qui s'avance: le long et froid hiver à venir.


Dans cette fraîcheur matinale, un homme à la barbe hirsute et blanchissante rejoint un curieux hôtel troglodyte qui porte le nom d'une fameuse tragédie de Shakespeare: Othello.


De tragédie il sera bien question. Une tragédie beaucoup moins sanglante que celle du général vénitien, mais sans doute tout aussi déchirante. Comme ces notes glaçantes de l'avant-dernière sonate pour piano de Schubert qui vont ponctuer tout le film.


Ces avertissements passent pourtant inaperçus durant les premières minutes qui s'attachent à suivre le quotidien d'un acteur retraité: Aydin. Retraité dans les deux sens du terme: il ne joue plus et vit reclus dans ce petit Hotel où il écrit et bois du thé, beaucoup de thé… Il vit tranquillement de ses rentes, entouré de sa soeur, de son épouse, et de domestiques. De rares amis, quelques clients, encore attardés dans ce bout du monde et puis des voisins éloignés, locataires indélicats, puisqu'ils ont cessé de payer leur loyer…


C'est d'ailleurs la première pierre qui viendra troubler la quiétude de cette retraite paisible, lancée par un enfant pour briser la vitre de la voiture d'Aydin. Une pierre dont on découvrira combien l'onde qu'elle propage a de conséquences pour tous les personnages du film.


La plus grande qualité de Winter Sleep vient de ce long et lent parcours que Nuri Bilge Ceylan impose au spectateur: obstacle pour les uns, je le conçois, mais épreuve nécessaire selon moi, à la pensée, pour qu'elle embrasse toute la complexité des problèmes moraux et existentiels que vont soulever le film.


Le drame intime, dont les méandres se sont tous noués avant le temps du film lui-même, ne se révèle donc au spectateur que petit à petit, patiemment, au fil des nombreuses discussions ou confrontations qu'Aydin aura avec sa soeur, ses amis et voisins, sa très jeune et sublime épouse.


La parole est essentielle ici à la compréhension des personnages. Ils se révèlent eux aussi, petit à petit, malgré eux, autant par ce qu'ils disent que par ce qu'ils taisent. De ces revirements on tire souvent des rires, tant l'exercice de la mauvaise foi révélée nous renvoie à nos propres contradictions. Et l'on ne comprend que trop tard, comme eux-mêmes, combien les silences passés ont créé de douleurs, de déchirures. Les manières bienveillantes, les politesses, les égards vont alors laisser place à une franchise toujours plus cruelle. Comme le vent froid et tranchant qui souffle maintenant constamment…


Cette lente progression, a pour principal effet de permettre au spectateur une multitude de changements de point de vues. Notamment sur le comportement d'Aydin, toujours en retrait et évitant le conflit. On jugera peut-être d'abord l'attitude sage et pondérée… avant de découvrir ce qu'elle comporte de lâcheté, ou de mépris de l'autre, par exemple… Au final - c'est ici que le tragique pointe son nez - il devient impossible de démêler les raisons et les torts de chacun, tant ils ont eu d'occasions de faire le bien, le mal, tant ils auront été traversés d'intentions louables ou condamnables. La lenteur sert donc bien à la révélation de la complexité du réel. Cette conscience de la complexité ne pourrait pas atteindre tout à fait le même degré de clarté, de sincérité chez le spectateur, sans cette lenteur.


Ainsi, impossible de trancher. Notre jugement devra s'interrompre.


On pense souvent au film d'Asghar Farhadi "Une séparation", tout en notant combien le film iranien se voulait implacable, systématique dans sa démonstration, puisque le scénario y était construit comme une véritable enquête policière. Ici l'intrigue plus relâchée, sa lenteur, sied évidemment mieux aux errements de cet artiste à la gloire révolue, de cet homme au soir de sa vie et aux prises avec les révoltes qu'ont soulevé ses propres renoncements.


Outre la très grande qualité des dialogues et des comédiens qui les servent - ce qui donne une grande liberté au spectateur de combler les manques, d'entendre les non-dits, de percevoir les mensonges ou les omissions - Ceylan fait preuve d'une grande pudeur dans sa mise en scène. Les mouvements d'appareils sont rares - surtout réservés aux paysages extérieurs ou à de délicats décalages de point de vue dans le plan - Nous sommes donc selon moi à mille lieues d'une représentation théâtrale. Ce n'est pas parce qu'il choisit la sobriété et la discrétion que Ceylan ne maitrise pas de bout en bout ce qu'il fait avec une caméra… Je ne vois aucun plan qui ne soit filmé à la juste distance.


Pour nos personnages, après tant de remises en questions, une seule certitude demeure: l'hiver est arrivé. Avec lui, la vie est condamnée au sommeil, leurs passions devront s'effacer et mourir à petit feu, leurs disputes, leurs paroles orgueilleuses, leurs éclats se mueront en un chant crépusculaire: un ultime et tardif aveu d'amour dont on ne saura jamais s'il fut écrit ou seulement imaginé par Aydin à sa femme.


Une fois l'hôtel enfoui sous cette neige abondante, ne reste plus qu'à faire place au silence.

antoninbenard
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le 22 août 2014

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Antonin Bénard

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