Nous sommes en 2017 et Resident Evil 7 vient de sortir. Le jeu est excellent et fait un triomphe. On le réclame d'Outlast, d'Amnesia. On s'étonne qu'il soit aussi original et inventif. On oublie pourtant que son héros porte le même prénom que celui d'un autre jeu assez proche, certainement en guise d'hommage à celui qui a tout inventé. En 2005 sortait un petit jeu pas très hypé : Condemned. Un jeu du line-up de la Xbox 360, resté depuis exclusif à cette console (il y a bien eu un très mauvais portage PC passé complètement inaperçu). L'occasion de me rappeler Ô combien le lancement de la 360 était quand même sacrément chouette, au passage, avec des jeux tous plus inventifs et burnés les uns que les autres, qui, on l'ignorait alors, allaient coller une sévère aux line-ups des générations suivantes, mais bon. Condemned, à l'époque, est passé relativement inaperçu. Peut-être par manque de pub, sans doute parce que sortir un jeu d'horreur en guise de jeu de lancement est chose très risquée, et en France certainement à cause d'un packaging scandaleux (je garde en mémoire les fautes de frappe ou de localisation atroces au dos de la jaquette commises par des marketeux vraisemblablement ivres morts et aujourd'hui encore détenteurs du record du monde de la boîte de jeu la plus lamentable). Monolith, développeur de Condemned à ne pas confondre avec Monolith Soft (les Japonais de Baten Kaitos et Xenoblade), est un studio américain connu pour avoir créé Blood, No One Lives Forever ou F.E.A.R. A cheval entre deux époques, ce fut l'un des derniers studios à travailler pour la vénérable marque Sierra (avec F.E.A.R.), et le tout premier à s'associer à Warner Bros Interactive, en 2005 donc, avant de poursuivre avec d'autres gros jeux comme Le Seigneur des Anneaux : l'Ombre du Mordor (et d'autres nettement moins glorieux). Un studio plutôt discret, relativement polyvalent, mais qui a surtout bâti sa réputation sur les FPS d'horreur à une époque où le genre avait le vent en poupe.


F.E.A.R., titre mythique, a marqué l'histoire du jeu PC par son IA de combat révolutionnaire qui mettait à l'amende 99% des FPS du marché. Aujourd'hui encore, on le cite comme une référence et même si les graphismes ont salement vieilli, les joueurs qui l'ont connu ne lui ont que rarement trouvé un digne concurrent. Ce n'était pourtant pas sa seule qualité. F.E.A.R. était un véritable jeu d'horreur aux multiples influences, qui surfait alors autant sur le succès des films japonais comme Ring que sur le phénomène alors naissant du found footage, lui, typiquement américain. Ce n'était pas seulement opportuniste. Il y avait dans ce jeu un certain talent à l'oeuvre, une sorte de survivance d'un savoir-faire issu des années 1990, époque où l'on savait prendre le joueur par les tripes avec des jeux ultra-violents et ultra-glauques, dont Monolith fut par ailleurs l'un des chantres avec Blood, sorte de version sinistre ++ de Doom. C'est un fait, Monolith s'est bâti sa réputation sur l'amour du jeu d'horreur. Cette vision, le studio l'a perfectionnée avec F.E.A.R. donc, puis l'a amenée à sa concrétisation la plus extrême avec Condemned en 2005, ce que je considère comme le titre le plus abouti, le plus réfléchi, le plus mûr d'une décennie d'expérience dans les FPS horrifiques. Je maintiens que douze ans après sa sortie, rares sont les jeux du genre à avoir tutoyé son génie quasi-prophétique. Et quelque part, je me réjouis de voir que Resident Evil 7, aussi tardif soit-il, en représente le plus brillant successeur spirituel. Car oui, ce jeu dont tout le monde parle aujourd'hui a presque tout emprunté à Condemned. Monolith, en 2005, avait déjà réalisé son propre Resident Evil 7. Avec une anticipation folle et un talent extraordinaire. Et dans le sens où personne ne semble réaliser l'influence totale que représente ce jeu sur celui dont le monde entier parle aujourd'hui (je n'ai pour l'instant trouvé aucun test qui admette la filiation entre les deux), il me semble indispensable de rendre à César ce qui appartient à César.


Il faudrait des dizaines de pages pour rendre justice à l'extrême finesse qui caractérise chaque élément de Condemned. Quand je dis que ce jeu représente l'aboutissement d'une décennie d'expérience dans le genre, ce n'est pas une formule. Le scénario, la progression du personnage, le level design, les thématiques de chaque niveau, la direction artistique, les ennemis, les patterns de combat, les animations, le sound design : tout, dans ce jeu, est pensé et exécuté à un niveau qui n'a, à mon sens, connu aucun équivalent jusqu'à Resident Evil 7, auquel Condemned reste d'ailleurs supérieur en certains points. C'est dire, je pense, à quel point Monolith a su anticiper l'évolution du genre, damer le pion par la même occasion à ceux qui allaient passer derrière en proposant déjà des idées exceptionnelles, difficiles à surpasser, pensées et réalisées avec un talent extraordinaire. Condemned, c'est déjà une nuit en enfer : du crépuscule jusqu'à l'aube, la trajectoire tordue et paumée d'un inspecteur de police en apnée dans un enfer urbain. Le jeu commence alors que le soleil n'est pas encore couché pour se terminer, huit heures plus tard, alors qu'il est sur le point de réapparaître. Ethan Thomas commence sa nuit par une étrange histoire de meurtre pour finir, à l'aube, point final d'un sprint horrifique sans temps morts, aux prises avec un ennemi hallucinant dans un lieu inattendu. En une nuit, il s'est battu d'abord avec des junkies, puis avec des êtres plus étranges, a croisé la route de fantômes, s'est échappé d'une jungle urbaine hostile vers une école, un gymnase, un chalet, une ferme. Équipé de sa lampe de poche faiblarde, d'une arme de fortune ramassée au sol (clef anglaise, morceau de tuyauterie, tout fait l'affaire), Ethan galère. Il passe son temps dans la pénombre. Il visite des lieux sidérants. Le joueur, lui, sue à grosses gouttes.


L'ennemi, dans Condemned, est l'inconnu. Pas forcément le zombie. D'abord le type bizarre du métro, qui surgit sans prévenir à un angle de couloir, la démarche titubante, gueulant des trucs menaçants avant de s'emparer d'une planche pour venir vous la fracasser sur le crâne. Vivre ça, c'est déjà vivre un petit moment de WTF, à la fois "est-ce que je viens de me faire agresser par un clodo ?" et "putain, mais cet enfoiré m'a fait trop peur". Des marginaux sous ecsta, Condemned vous en fait voir de toutes les couleurs, avec des techniques d'approche différentes, des animations terrifiantes, des patterns d'apparition absolument parfaites, effrayantes sans sombrer dans le jump scare, menées par des jeux d'ombre et de lumière d'une telle finesse qu'on finit presque par avoir envie de faire connaissance avec toute la faune underground, histoire de voir jusqu'à quel point les level designers et level artists ont réfléchi à comment vous mettre en stress. Par leur verticalité très étudiée, leur linéarité camouflée par de multiples fausses pistes, les premiers niveaux de Condemned dépeignent un enfer urbain crépusculaire d'un réalisme troublant. Ils jouent tout aussi brillamment de leurs inspirations, multiples, mais gourvernées par le Se7en de Fincher. Et puis, lentement, sans prévenir, les niveaux glissent vers une certaine représentation du fantastique. Les ennemis changent de forme, de ton. Les décors perdent en urbanité. On visite ce qui aurait pu être le chalet d'Alan Wake ou l'une des baraques de RE7. Dans un environnement sonore inquiétant (bruits de pas, grattements, fracas lointains, meubles qui grinçent...), on se retrouve à devoir jongler entre ses outils de criminologie, parfois indispensables pour mener l'enquête, et ses armes, qu'on ne peut pas toujours garder à la main mais qu'on voudrait toujours brandir devant soi, tant l'ennemi se montre protéiforme, changeant, parfois extraterrestre (en tout cas, c'est ce qu'on veut croire). Jusqu'à ce final éblouissant, où l'on passe de huit heures de claustrophobie indoor à un époustoulante conclusion en forme de niveau ouvert en extérieur, dans une grande plaine, où Monolith s'éclate à nous prouver qu'ils peuvent aussi nous terroriser à l'air libre.


Condemned, c'est tout ce que Resident Evil 7 allait être. Une forte unité de temps, un déroulement ramassé. Une nuit noire où sont tapies les horreurs les plus inattendues. Une gestion très fine de la vue à la première personne, avec un personnage dont on ressent pleinement la vulnérabilité. De brèves séquences narratives, scriptées, d'une efficacité foudroyante, peut-être encore plus jusqu'au-boutistes pour Condemned qui évite au maximum l'intervention de toute présence humaine (quoique celui-ci s'autorise parfois à repasser à la troisième personne pendant les cinématiques). Un découpage en niveaux thématiques recourant à leurs propres moteurs d'angoisse, systématiquement bien pensés et relanceurs d'intérêt. Bien qu'étant très fan de RE7, j'aime aussi à penser que Condemned gère bien mieux les combats et l'urgence, avec ses armes périssables, son système de parade au timing très précis. Il montre aussi beaucoup d'originalité dans cette restitution d'une enquête policière, permettant au joueur d'accéder, dans des zones précises, à un attirail d'inspecteur servant à récolter les preuves d'un meurtre ou même de chercher les indices d'une horreur invisible. Il faut souvent ranger son arme, se munir d'un rayon lumineux ou d'un appareil photo, se poser, dans une lumière blafarde, prendre le risque de se faire prendre au dépourvu par une créature sans possibilité de se défendre. C'est aussi par cette délicieuse tension que Condemned se crée son propre univers, jusque dans sa propre suite dont RE7 reprend presque directement certains ennemis (les monstres noirâtres jaillissant de leur boue collante). Il semble nécessaire aujourd'hui d'en rappeler tout le génie, la précocité, de dire à tous ceux qui aiment les jeux d'angoisse de s'y plonger sans retenue. Ce n'est pas un jeu qui a vraiment vieilli, car son extrême cohérence artistique le protège des affres du temps. Monolith, de son côté, a malheureusement dû comprendre qu'un jeu avec un parti-pris aussi assumé pour le lancement d'une console n'était peut-être pas la meilleure stratégie. Peut-être que les temps ont changé.

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le 30 janv. 2017

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Seb C.

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