DEUS EX MACHINA. Dieu issu de la Machine.
Avènement providentiel d'une Divinité sur une situation en péril, la locution latine désigne souvent l'apothéose dans le théâtre de la Grèce Antique. La "Machina", la machine, est alors le mécanisme servant à faire descendre le dieu personnifié sur les acteurs; une intervention inattendue, mystifiée et salvatrice. Cette célèbre expression, ce Dieu issu de la Machine, revêt une signification toute particulière en ce siècle de transhumanisme.
Ce milieu du XXIème siècle, où la biotechnologie et les progrès de l'intelligence artificielle n'ont plus de limites. Ce siècle où l'Humanité s'élève au-delà de sa condition, ce siècle où l'Humanité se fracture, se divise. Ce siècle où l'utopie scientifique est à portée de main, où l'Humanité veut atteindre le Soleil.
Ce siècle est celui de Deus Ex; l'une des plus brillantes saga du dixième art, et méticuleux roman d'anticipation.
" BETTER TO REIGN IN HELL, THAN TO SERVE IN HEAVEN "
John Milton
Année 2052. C'est dans un futur nimbé de nanotechnologies et d'augmentations que prend place le Ier Acte de Deus Ex. Un futur gris, dystopique, cyberpunk. Un First Person Shooter à la difficulté punitive, mais dont la richesse du gameplay fut visionnaire en son temps (2001).
En effet, nombre d'innovations serviront non-seulement de socles pour les prochains opus (personnalisation RPG des compétences, hacking de caméras, de tourelles-mitrailleuses, inversion des détecteurs d'intrus…), mais également comme fondements du genre FPS-RPG.
Nous y suivons J.C Denton, agent de l'agence anti-terroriste UNATCO; humain augmenté jusque dans les neurones de son cerveau. Il sera le protagoniste d'un scénario de grande envergure, dans un monde criblé d'inégalités et de conspirations; mosaïque de lobbies et d'entreprises contrôlées en secret par un groupe de puissants. L'univers de Deus Ex relate ainsi une fable d'anticipation S.F , où la technologie est autant une prodigieuse richesse qu'un moyen d'asservissement des peuples.
I.A, prothèses bioniques, biotechnologie, surveillance de masse, collecte insidieuse de données mondiales, puces informatiques capables de simuler la conscience humaine… le progrès scientifique ne souffre plus d'aucun garde-fou, d'aucune barrière éthique.
Gouvernements et institutions publiques ne sont plus alors qu'anecdotiques dans la gestion du monde. D'autres, industries privées, groupes de pression, conseils d'oligarques, contrôlent en secret les masses, selon les obscurs dessins. Majestic 12, Illuminati, groupe Bilderberg, industries pharmaceutiques Versalife… Les plus puissants lobby de ce futur contre-utopique sont également les reflets de leur époque: inspirés de nobles idéaux (les historiques Illuminés de Bavière, proches des philosophes des Lumières), mais remodelés par le désir ardent de tenir les rênes de la civilisation humaine. De briguer la course du destin, de mener l'Humanité vers un futur souhaité, encadré, d'être l'architecte et l'instrument du progrès; au détriment du libre-arbitre de chacun.
Plutôt qu'un moyen d'émancipation, la technologie sera, de fait, l'enjeu principal dans la lutte pour le Pouvoir; insidieux fer de lance dédié au contrôle social.
Peu importe les inégalités, les pertes et les souffrances que cela requerra.
L'excellence de Deus Ex réside dans son game design de pointe, ses choix cornéliens, et la réflexion à laquelle il invite. Pétri de références littéraires et philosophiques, il représente la métaphore d'une société où les intérêts personnels (y compris financiers) auraient, à l'extrême, surpassés les Etats-Providences. Mais pas seulement. Derrière l'organe oligarchique des Illuminati, une théorie prévaut: l'Humanité ne peut atteindre paix et stabilité si le pouvoir est partagé entre tous. Tôt ou tard, l'Histoire a prouvé que le partage des charges régaliennes amenait les peuples à se fracturer, se défier, s'affronter, voir s'autodétruire.
L'Ordre doit prévaloir; quitte à manipuler le chaos social, l'attiser, pour légitime encore d'avantage un monde centralisé. Là où, par exemple, les antagonistes vont jusqu'à créer de toutes pièces une pandémie mondiale (celle d'un virus crée en laboratoire), et d'en rationner ensuite le vaccin pour briser la paix sociale et affaiblir les gouvernements qui ne leur sont pas encore inféodés.
Par la suite, Deus Ex: Invisible War, si son gameplay marqua moins la saga, ira jusqu'à remettre en question la forme même de la démocratie, et sa manifestation.
Dans un monde où chaque citoyen peut être augmenté, peut entrer en communication avec n'importe quel être humain sur la planète en une poignée de millisecondes, tout gouvernement peut alors être remplacé par une I.A collective. Les lois, votées par consultation de pensées. Les décrets, appliqués selon les données des neurorécepteurs implantés chez chaque citoyen.
L'utopie atteint alors son paroxysme. La technologie devait être l'épanouissement individuel, le miracle du XXIème siècle, l'Artefact permettant à l'Homme de repousser maladie, vieillesse, limites physiques et intellectuelles. L'épanouissement individuel, qui ne considère plus les individus que comme les cluster d'un même programme, immense. L'Homme est à la fois tout, et plus personne.
Un Icar déchu, tombé dans les limbes de l'océan, après avoir aspiré, impunément, à atteindre le Soleil.