Cinq années se sont écoulées depuis que les gredins de Eidos Montréal ont réussi leur coup en ressortant de son cercueil la licence Deus Ex avec le sympathique Human Revolution. Il n’était pas parfait, mais parvenait à cristalliser toutes les qualités du jeu originel pour en garder l’essence (jaune) à travers un futur « transhumaniste » loin d’être inintéressant. Le mois dernier sortait sa suite, Mankind Divided, prenant place deux ans après les événements de son grand frère.


Le « bogoss » Adam Jensen n’est plus au service de Sarif Industries, et bosse maintenant pour Interpol. Deux ans se sont écoulés depuis l’incident qui a provoqué un pétage de plomb planétaire chez tous les Augmentés (les humains ayant des greffes robotiques dans le corps), les poussant à attaquer n’importe qui sans leur laisser le contrôle. Toute cette frange de la population est depuis considérée comme légèrement instable et dangereuse, et les tensions entre les humains et les Augmentés n’ont jamais été aussi fortes. C’est dans ce contexte qu’Adam Jensen retourne à Prague pour éclaircir sa dernière mission de Dubaï, et se retrouve en plein milieu d’un attentat à la bombe, apparemment fomenté par la CDA, groupe se tournant vers le terrorisme pour faire valoir le droit des Augmentés. Le joueur arrive donc dans une ville en proie au chaos et à la peur de l’autre, où les policiers lourdement armés n’hésiteront pas à abuser de leur pouvoir pour embarquer les « câblés » (le terme à la mode) à la moindre incartade. Vous l’aurez compris, le climat et le background du titre sont on ne peut plus actuels. Si vous pensiez que le jeu vidéo était un moyen de s’évader un peu du monde réel, il ne faudra pas compter sur ce Mankind Divided pour proposer le cadre idyllique que vous espériez.


C’est l’une des forces de ce nouvel épisode de Deus Ex. On laisse de côté la science-fiction cyberpunk et jaunâtre des villes de Montréal ou Hengsha pour une destination nettement moins sexy, mais bien plus réaliste et crue dans le ton, même si le design polygonal cher à ce revival est conservé. Les rues de Prague sont animées, contemporaines, un mélange de béton et de technologies discrètes, où les méchas et les véhicules bien modernes des forces de l’ordre contrastent avec une population plus proche de notre temps. On soulignera également l’excellent travail artistique sur le design des environnements, que ce soit dans l’architecture des bâtiments, rivalisant avec les courants modernes ou dans les jeux de lumière notamment dans le Quartier Rouge. Tous les bâtiments possèdent une réelle identité et se repèrent en un coup d’œil, mélangeant avec intelligence « l’iconisation » des lieux connus (le casino souterrain avec la bouche d’égout en forme de jeton, les « vitrines » typiques des pays de l’Est pour les boîtes de strip-tease) et l’imagerie de la publicité, intégrée avec malice dans le décor. On se souvient de cette publicité pour des gélules en lévitation au-dessus de la rue finissant leur trajectoire dans l’entrée du métro décorée pour l’occasion en bouche humaine. Tout ce travail artistique (design et lumière) sauve le titre d’une technique pas folichonne, voire parfois en dessous des standards des grosses productions, malgré des modèles de personnages parfois très réussis.


Petit rappel du gameplay typique de la licence : Deus Ex propose au joueur d’aborder les situations et les niveaux librement. Dans les faits, ça se résume à choisir l’infiltration ou l’attaque directe et « bas du front ». Dans la pratique, les choix sont à la fois plus variés mais moins subtils qu’il n’y paraît. De la même manière que Human Revolution, ce n’est pas dans les missions principales que le charme de Deus Ex opérera, même si quelques alternatives bienvenues rendent cette suite moins prévisible. La plupart des objectifs demanderont au joueur d’arriver au point de repère en esquivant (ou non) les adversaires. Soit vous attaquez l’ennemi avec du gros calibre sans vous poser de questions (ce qui n’est pas le point fort du jeu), soit vous observez les environs pour trouver un moyen de passer en douce, en assommant les gardes que vous croisez avec toute la grâce d’une tractopelle. On trouvera bien ici et là des moyens alternatifs, souvent liés à des objectifs secondaires facultatifs, mais le point d’arrivée ne changera jamais. On se rend vite compte que le chemin que vous choisirez sera surtout régi par vos compétences actuelles.


Tout comme son grand frère, Deus Ex: Manking Divided possède un arbre de compétences, que l’on peut développer grâce aux points d’expériences. Histoire que tout le monde y trouve son compte tout en évitant la frustration chez le joueur, les niveaux proposent des solutions adaptées aux choix opérés dans chaque branche de compétence. Vous ne pouvez pas pirater le PC parce que le niveau de sécurité est trop haut pour vous ? Pas de soucis, le mur un peu fragile juste à côté ne résistera pas à votre compétence de force. Vous ne pouvez pas soulever ce distributeur de sodas pour accéder à la grille de ventilation ? Aucun problème, votre saut augmenté vous permet de passer par le faux plafond en évitant tous les gardes. Plus par un souci de ne pas perdre le joueur que de le laisser faire n’importe quoi, Eidos a choisi de placer un maximum d’approches différentes, mais dont la plupart seront inaccessibles suivant les capacités choisies. La progression est loin d’être désagréable, c’est même plutôt grisant de tomber sur le conduit secret qui permet de passer juste à côté des gardes, d’un rire sardonique. Même si l’improvisation est largement faisable, on sent la volonté des développeurs de garder un aspect « grand public » pour les non-habitués. Mais le premier Deus Ex arrivait à proposer dès le départ des solutions vraiment différentes sans pousser le joueur à choisir une voie particulière.


Fort heureusement, on trouve également des missions secondaires bien plus inspirées et originales que le fil rouge du jeu. Se déroulant dans le hub de la ville de Prague, on y accède un peu par hasard, au détour d’une conversation ou d’une fouille d’un appartement suspect, accessible en jouant les acrobates sur le lampadaire d’un magasin. Bien plus riches scénaristiquement, elles bénéficient d’une écriture à tiroirs, et privilégient la fouille poussée des objectifs plutôt que la résolution directe. Une enquête sur un tueur en série peut se conclure brutalement, sans que l’on découvre le fin mot de l’histoire, mais si on parvient à explorer toutes les pistes, on poussera la mission encore plus loin, jusqu’à pouvoir réussir un combat de boss uniquement avec du dialogue. C’est dans ces moments-là que Deus Ex: Mankind Divided révèle sa véritable puissance : ce n’est pas dans les possibilités de gameplay qu’il sort du lot (puisque Dishonored est passé par là et fait bien mieux), mais bien par les embranchements scénaristiques et sa capacité à lâcher le joueur quand il faut, sans baliser son parcours par une multitude d’icônes envahissantes.


Il puise aussi sa force dans sa capacité à laisser le joueur fouiller tout plein de petits endroits, de recoins sombres et cachés, regorgeant de trésors à revendre au magasin du coin. Le jeu s’amuse à planquer une multitude d’éléments de background comme des livres ou des mails, notamment dans les appartements où le hacking d’un ordinateur vous permettra de vous immiscer dans la vie privée d’une personne. C’est dans ces moments-là aussi que Mankind Divided décuple sa saveur : ces petits passages où le bac à sable devient un univers persistant, où chaque PNJ donne l’impression d’avoir une vie propre. Une manière de laisser s’exprimer en vous vos pulsions de voyeur, de cambrioleur ou juste de grand curieux désireux de fouiller la moindre pièce du titre. On s’étonnera très vite de passer une dizaine de minutes à trouver l’interrupteur secret dans une chambre pour ouvrir le coffre verrouillé derrière un placard, ou chercher sur tous les passants d’un immeuble celui qui a le code pour accéder à un ordinateur. Ce sont les missions secondaires qui profitent énormément de ce travail minutieux sur le level design et la création de ce mini-Prague crédible et vivant.


Finalement, la vraie liberté de ce Mankind Divided tient plus par la pluralité de ses styles de jeu que par ses différents embranchements. C’est sa capacité à switcher constamment entre l’action, l’infiltration, la réflexion ou le jeu purement narratif qui rend l’expérience étonnamment agréable. On pourra passer par une mission à simplement progresser, uniquement par les dialogues, avant de se la jouer commando informatique en piratant un mécha surarmé qui fera le ménage tout seul comme un grand pendant que vous profitez du chaos total pour aller à votre objectif. On pourrait presque apparenter le titre à un puzzle game tellement il demande au joueur d’observer avant d’agir, de repérer l’approche parfaite suivant votre style de jeu préféré. Certes, l’infiltration est clairement le gros morceau de ce Deus Ex, surtout que les combats de boss obligatoires de Human Revolution ne le sont plus (bien heureusement), et les compétences permettent très facilement de se moquer allègrement de l’intelligence de l’IA, ce qui rend le jeu plutôt facile. Les nouvelles augmentations, comme le bouclier Titan ou les dashes sont tellement efficaces qu’on prendrait presque les ennemis en pitié. Par contre, tout ça n’enlève pas la cruelle déception qui nous envahit quand on découvre la cinématique de fin et que l’histoire ne donne même pas l’impression d’être arrivée à sa conclusion.


Mais une petite friandise viendra redonner le sourire de ceux qui attendaient le démantèlement de la conspiration des Illuminati : le mode Breach. Véritable « jeu dans le jeu », ce mode supplémentaire totalement indépendant à l’aventure originale vous permet d’incarner un hacker rejoignant un groupe d’activistes cherchant à faire bouger les choses en piratant des points de données pour extraire des histoires assez glauques. Le mode consiste à passer de nœud en nœud pour les pirater. Chaque piratage lance un niveau au gameplay sensiblement identique au jeu original mais dans une esthétique plus abstraite, à la manière de ce que Metal Gear a fait avec ses VR Missions. Les objectifs sont généralement de pirater des données dans les niveaux et de s’enfuir avant que l’accès ne se referme. On aura droit à un arbre de compétences bien distinct, un inventaire accessible entre chaque mission histoire de préparer le terrain, une boutique et même un semblant de scénario pas inintéressant pour résoudre quelques enquêtes du Darknet. L’avantage de ce mode est de condenser tout le sel du jeu en des missions courtes permettant de se concentrer sur le gameplay infiltration/action du jeu, et c’est fichtrement bien foutu. Une excellente alternative à ne pas négliger, surtout à une époque où ce genre de bonus se trouve souvent en DLC payant.


Deus Ex: Mankind Divided, malgré un balisage un peu trop présent, est un très bon cru. Certes, d’autres jeux sont passés sur ce créneau de gameplay libertaire et Deus Ex: Mankind Divided se traîne des pans de game design un peu vieillot qui font parfois tâches. Mais ce serait passer à côté d’un titre très solide, mieux équilibré que Human Revolution et bénéficiant d’un background passionnant (malgré son histoire et surtout sa fin qui ne seront jamais à la hauteur du reste du titre). Traverser des conduits derrière les gardes tout en piratant leurs caméras sans qu’ils s’en rendent compte ou donner un petit coup dans la nuque à ce policier tout en récupérant les indications pour braquer le coffre secret planqué derrière une peinture de maître, c’est le genre de petit plaisir qui permet d’oublier les petits errements de gameplay ou un arbre de compétences trop présent et trop dirigiste. À noter un mode Breach qui bénéficie d’un soin extrême, un vrai plus pour prolonger une durée de vie déjà bien fournie. Deus Ex: Mankind Divided n’a pas à rougir de son héritage, on espère seulement que le prochain épisode s’inspirera de ce qui a été produit ces dernières années pour faire évoluer la licence dans le bon sens.

Cronos
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le 22 sept. 2016

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