Disco Elysium
8.6
Disco Elysium

Jeu de ZA/UM Studio (2019PC)

S'il y a tellement à écrire sur Disco Elysium, c'est parce qu'il apporte tellement de neuf, même pris au sein de son genre. Pour éviter de consacrer trop de paragraphes passionnés et chronophages où je listerais toute la générosité de ce jeu et de cette oeuvre, je vais essayer de m'en tenir à ce qui n'est pas déjà visible sur les visuels et extraits vidéos.


Rôles'n'Roll


Jouer Disco Elysium, c'est comme lire un roman policier SF hautement interactif. Il n'y a aucune forme de combat, mais seulement des jets de dés à base de stats déblocables en gagnant de l'XP, et seulement des dialogues aux choix multiples et aux conséquences incertaines. L'immersion morale, décisionnel, a rarement atteint ce niveau dans un jeu vidéo, et le paroxysme de ce système n'est pas, comme on a pu voir plein de fois auparavant, de présenter un dur choix consistant à sauver une personne pour condamner une autre à mort. Non. Le plus difficile et aussi le plus fascinant ici, c'est de ne jamais être complètement certain de la conséquence de nos mots, comme dans la vraie vie ou comme dans un dangereux interrogatoire. On est très loin du trio : réponse gentille / réponse méchante / réponse loufoque. Ici, le jeu vient vous chercher dans vos convictions morales et politiques, et prend un malin plaisir à vous placer dans des situations délicates où aucune réponse ne parait moins risquée qu'une autre. Dans ces moments, vous vous sentez comme un gamin coupable devant justifier un devoir rendu en retard à son professeur.
Un autre élément fondamental de ce système de dialogue est la prise en compte de votre "conscience", c'est à dire votre Jiminy Cricket. Chaque statistique (exemples : Empathy, Authority, Logic, Rhetoric, Perception, etc.), avec suffisamment de points, fera parfois surgir des pensées au milieu des dialogues juste avant que vous puissiez choisir une réponse. Parfois cette conscience va vous aider à choisir la bonne réponse, mais plus drôle et surprenant encore, elle peut aussi vous pousser à faire de la merde. Par exemple, en fin de partie j'avais beaucoup de points dans la statistique "hand/eye coordination"(lié essentiellement au tir), et bien avec une forte insistance, ma conscience m'encourageait à dégainer puis tirer au lieu d'essayer de calmer une situation par le dialogue.
Ainsi, en additionnant ces paramètres, la richesse des situations et des intervenants, un très large panel de personnalités peut être construit dans ce jeu. De la victime qui s'excuse tout le temps, à la pire enflure corrompue et sanguine, en passant par le flic droit des ses bottes et le flic complètement camé et anarchiste. Il n'y a aucune limite. Et le caractère non policé, quasi-punk de cette liberté de ton suffit à en faire un jeu à des années lumières de ce qui a pu être fait dans ce genre, du moins depuis 20 ans.
Ce qui est incroyable, c'est que ces gimmicks, en apparence nihilistes ou simplement humoristiques, cache une oeuvre d'une audace et d'une intelligence inédite. C'est simple, tous les sujets sensibles et clivants, genre ceux qu'on évite aux repas de famille, sont abordés. Pour en citer quelques uns : le racisme, les idéologies politiques, les inégalités/la lutte des classes, la religion. Et j'en suis sûr qu'en lisant cette liste, certains lèveront les yeux au ciel en anticipant à une maladresse ou un carambolage en règle du propos du jeu.
Mes amis, j'ai l'honneur de vous dire que vous vous trompez. De ma vie, je pense n'avoir jamais parcouru une oeuvre abordant autant de sujets sérieux, avec à la fois autant de désinvolture et pourtant autant de mesure et de justesse. Le jeu ne vous force jamais la main, comme malheureusement il est commun de voir aujourd'hui lorsqu'un film ou autre essaye de se la jouer féministe. Non, ici on vous offre un éventail large de décisions morales et politiques (j'insiste sur ce dernier mot), et on vous laisse explorer les conséquences et les contradictions de chacune de ces voies. Tout ça avec un humour provoquant de vrais éclats de rire. Et ça peut aller loin. Je vais citer deux exemples :



  • À un certain moment, on doit absolument franchir un barrage gardé par un videur massif et ultra musclé. Le problème c'est que ce videur est le pire raciste suprémaciste jamais vu/lu dans une oeuvre de fiction. Il y a deux principaux moyens de franchir ce barrage : être suffisamment musclé pour le tabasser ou...se convertir à sa philosophie raciste. Et c'est pas juste l'histoire d'un clic, il faut revenir plus tard après avoir intégré sa leçon, puis réussir à répondre à son questionnaire pour pouvoir passer. Je fais l'impasse sur les détails, mais ce passage est aussi hilarant que perspicace. D'ailleurs, le jeu permet à votre personnage d'assumer une position raciste.

  • On a la possibilité d'aider une libraire qui pense que son immeuble est hanté. En traitant l'enquête, on peut soit l'aborder rationnellement, soit s'enfoncer soi-même dans la superstition, et donc faire le jeu du déni psychologique de la libraire...


Avant d'enchaîner sur les faiblesses, je me dois quand même de faire l’éloge de l'ambiance artistique entourant le jeu. L'univers est un cocktail postmoderne mêlant années 70, début du XXème siècle, révolution française, années 90, Europe du nord-est. Et ceci ne prend pas en compte le background scénaristique qui lui s'étale sur des millénaires...
La musique, même si je me suis gardé d'en parler jusqu'ici, a un poids considérable sur l'attrait et le souvenir que je garderai de ce jeu. J'en ai des frissons rien que de l'écrire. Elle relie et crée l'ambiance singulière de ce monde. Elle envoûte avec un sentiment de nostalgie et de contemplation. Elle crée le souvenir de ces débuts et fins de journées extraordinaires ponctuées par les retours à l'hôtel. Ça n'a jamais été aussi évident pour moi d'acheter une B.O.


L'ombre au tableau


Si c'est une oeuvre extraordinaire, elle est loin d'être irréprochable et abordable par tous. En guise de prévention, je vais lister ce qui pourrait poser problème et ce qui pourrait être améliorer dans les prochains titres de cette série - et oui, les devs l'ont sous-entendu.



  • L'univers scénaristique, le lore est absolument massif, ce qui n'est qu'à moitié surprenant lorsqu'on sait que c'est l'adaptation de l'oeuvre d'un romancier (aussi auteur du jeu). Le soucis c'est que ces informations sont trop souvent délivrés par transpalette, sans aucune intégration organique au récit et à l'action. Ainsi, il y a des moments, voire des personnages dédiés à livraison brutale de litres de contextualisation historico-socio-économico-politique. Dans ces instants, vous pouvez passer 15-30 minutes à avaler tout ce background en essayant d'ordonner le tout dans votre tête, tant c'est complexe et dense. À cause du budget surement restreint, on raconte des éléments importants (historiquement) qu'on ne montre quasiment jamais. C'est frustrant et ça complique la compréhension. J'aurais préféré une narration à la Pillars of Eternity où l'observation, l'écoute et la lecture de quelques textes ci et là, me permettraient d'apprendre naturellement sur le background.

  • Certains skillchecks, sous forme de jets de dés, sont très frustrants voire "cassés" en fin de partie. Pour faire simple il y a des actions obligatoires qui nécessitent des stats spécifiques. Or, si vous foirez le jet de dé, dans le pire des cas vous pouvez rajouter une demi-heure/une heure/plus ? de grind pour pouvoir retenter le test avec des meilleurs stats. Dans un cas unique, je fus même obligé de recharger une sauvegarde rapide car il m'était impossible (ou quasi-impossible) de farmer plus d'XP. Je préfère préciser que c'est lié à une "échelle" dans la dernière moitié du jeu, si toute fois vous y jouez et souhaitez prévenir ce genre de soucis.

  • Un peu trop d'allers-retours dans le dernier tiers du jeu, en partie parce qu'on essaye de boucler les quêtes secondaires en essayant de comprendre comment avancer dans la quête principale. Tout ça parce qu'il n'y a aucune distinction entre les types de quêtes.

  • Même si c'est une vraie conclusion sans cliffhanger, la fin arrive trop brusquement. C'est définitivement pas aussi satisfaisant que le voyage lui-même, même si ça ne retire pas la finesse du propos.

  • J'ai failli oublié de mentionner que l'anglais y est très exigeant (une traduction est en cours) même si toutes les références à la culture et langue française sont délicieusement appréciables.


Je suis donc légèrement embêté par la notation de cet oeuvre. C'est sans aucun doute une oeuvre exceptionnelle, mémorable, et j'ai toujours réservé mes "9" à ce que je considère être une oeuvre d'exception dans son médium ou son genre. Cela dit, aussi emballé et marqué par l'aventure, je ne peux pas nier les défauts qui ont un peu réduit mon enthousiasme durant le dernier quart de l'aventure. Mais serait-ce juste de rabaisser Disco Elysium au niveau de ses congénères ? Je ne pense pas. Disco Elysium a créé son propre registre et il n'y a rien de comparable actuellement.
C'est comme si l'oeuvre unique de l'univers Star Wars était l'un des derniers films paru. Nous serions sûrement plus indulgents car ce serait la seule oeuvre Star Wars existante à cet instant T. J'ai un peu ce même sentiment pour Disco Elysium. L'oeuvre reste indiscutablement au dessus de la moyenne, mais c'est sa descendance qui nous permettra réellement de parachever son potentiel.

F_b
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le 19 févr. 2020

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F_b

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