Il y a peut-être une perversion à l’œuvre dans cet Hellblade. Comme une preuve, inquiétante, que la formule du AAA indépendant ne serait qu’une invention marketing, qu’un moyen pour un développeur de faire parler de son jeu. Car où que l’on cherche, où que l’on regarde dans Hellblade, on ressent surtout une chose : ce besoin sinistre et presque morbide de cocher des cases, de satisfaire au cahier des charges immuable et légèrement ranci du third person grand public. Un constat assez terrible, d’autant plus triste que Ninja Theory a montré sa maîtrise et sa capacité à renouveler les codes du genre en à peine quelques jeux – pas franchement AAA eux-mêmes, pas franchement indés non plus, ce qui ne les a pas empêchés d’avoir un caractère bien trempé. Pour son premier jeu sorti sans éditeur, le studio de Tameem Antoniades semble en effet plus que jamais avoir cherché le consensus, collant sur des phases de gameplay très basiques l’étiquette « indé » : ici, donc, une surcouche d’éléments visuels et sonores qui voudraient faire croire à de la vision d’artiste alors qu’on en est, somme toute, assez loin, comparé à la ferveur sans égale d’un Enslaved ou d’un DmC, paradoxalement beaucoup plus libérés et fous malgré leur classicisme de surface.


Oh, c’est sûr : Hellblade sait faire saliver son public. Savamment vendu comme un jeu permettant de plonger au cœur de la folie de son héroïne, affichant fièrement au lancement sa bande-son « binaurale » à jouer impérativement au casque (attention, c’est très sérieux) et largement relayé par la presse comme étant une petite révolution rien que sur le plan sonore (le concept est donc d’entendre des voix panoramiques tout autour de soi, symbolisant la schizophrénie de Senua et servant lors de certaines phases de gameplay), le jeu est définitivement très attirant. La modélisation et l’animation de Senua, bluffantes, font honneur à cette tradition du studio cambridgien de produire des héros crédibles, humains et attachants, avec une « mocap » extraordinairement précise qui rivalise avec celle d’un Uncharted ou d’un The Last of Us. Manette en main, c’est d’ailleurs cette qualité qu’on aura le droit de préférer, à celle, un peu plus modérée, de cette fameuse représentation de la folie, martelée à chaque instant mais finalement peu approfondie dès qu’on sort des regards perdus de l’héroïne. Ce qu’on soupçonne dès l’introduction, avec un pompeux et racoleur message d’avertissement qui ne ressemble pas à ses concepteurs, se confirme en effet sur la durée : la folie, dans Hellblade, est plus un outil marketing qu’une réelle feature. Le gimmick des voix, quoique réussi artistiquement, se montre très rapidement limité au point de finir oublié. Surtout, et un peu à la manière d’un Far Cry 3 (qui martelait un discours semblablement allumé à travers son antagoniste, Vaas), Hellblade est en proie à une permanente et désagréable dissonance narrative, un grand écart malaisé, et immédiatement barbant, entre la personnalité prétendument confuse de son héroïne et les ateliers de gameplay censés mettre celle-ci en relief.


La folie, argument massue et récurrent du jeu vidéo qui permet de vendre tout et n’importe quoi, de s’auto-labelliser sérieux et mature, est le premier ennemi de Senua, mais surtout du jeu. Est-ce être fou que résoudre des puzzle-games dignes d’une appli smartphone ? De repérer des illusions d’optique indignes d’un sous-The Witness ? De se taper, encore et toujours, les mêmes voix intérieures qui murmurent « Tire ce levier » ou « Ouvre cette porte ? » Malgré tout le bien qu’on peut penser de la démarche de Ninja Theory, et toute l’estime qu’on leur porte, impossible de voir dans ce gameplay rigide et sans idée les indices d’une naissance du AAA indé. Comme effrayé par sa propre réception publique, Hellblade évite soigneusement d’imposer sa singularité, préférant se réfugier derrière un gameplay si maigre qu’il en semble squelettique. La lenteur des déplacements, la vue très rapprochée, la construction des cinématiques en plans-séquences, la répétition de répliques sentencieuses par des voix « in » ou « off », alors qu’elles tentent de construire un univers cohérent, ne font finalement qu’appliquer un vernis de léthargie à une aventure qui peine cruellement à trouver son dynamisme. Ce qui, compte tenu de l’intrigue et de la personnalité chamboulée de l’héroïne, sonne comme un cruel aveu d’échec. Quel discours tient Hellblade ? Sur le papier, qu’on peut faire ressentir des sentiments intenses et renouveler la narration du AAA en assumant une vision indépendante, sans la pression d’un éditeur imposant ses vues. Mais quelle ironie, quel paradoxe de constater que Hellblade, si terrifié de son propre échec après s’être auto-financé semble-t-il à grand peine (il aura fallu sous-traiter pour Disney Infinity, indique Canard PC), n’atteint même pas la liberté d’expression de ses propres prédécesseurs. DmC était plus fou, à la fois dans sa mise en scène et dans son gameplay. Enslaved était mieux rythmé. Hellblade, lui, s’embourbe dans une indécision fondamentale, entre la promesse d’une expérience radicale et, manette en main, la déception qu’inflige une aventure extrêmement balisée, aux mécaniques artificielles et aux séquences imbriquées à l’arrache.


J’aurais voulu aimer Hellblade. J’avais même décidé, en le lançant, que ce serait le meilleur jeu de Ninja Theory et un nouveau mètre-étalon du jeu d’action/aventure, après les exceptionnels (et sous-estimés) Enslaved et DmC. Malheureusement, en refusant d’assumer une vision et en noyant un propos ambitieux derrière une progression soporifique et déjà jouée, le studio se prend les pieds dans le tapis. Alors oui, c’est vrai, on ressent viscéralement la beauté et la fragilité de l’héroïne, on s’y attache, on reste impressionné même après des heures de jeu par le naturel de son animation, qui renvoie effectivement à de l’artillerie (très) lourde avec laquelle seule Naughty Dog peut actuellement rivaliser. Senua est l’un des plus beaux personnages de jeu vidéo jamais créés, au sens purement technique du terme, ce qui suffit à faire de Hellblade un jeu à découvrir. Mais par la faute d’une conception particulièrement timorée, le jeu ne décolle jamais, et le lien spirituel qu’il voudrait tisser avec son public se rompt à de trop fréquentes occasions, à cause d’un gameplay lent, ennuyeux et le plus souvent hors-sujet. Quoique répétitifs et pauvres, les combats demeurent les passages les plus intéressants, par leur urgence et la puissance des coups qu’on s’y échange. Même si on finit inéluctablement par s’en détacher, eux au moins ont le mérite d’assurer, en écho (étrange) à l’époque où Ninja Theory travaillait sous la coupe d’un éditeur. Dans cet océan de paradoxes pas forcément rassurants, ce qui restera de Hellblade est la promesse non tenue d’un voyage aux confins de la folie qu’on aura remplacée par la visite (trop) guidée d’un enfer ronronnant dans le confort de l’habitude.

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le 25 sept. 2017

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Seb C.

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