Noter les œuvres, c’est un des plus grands marronniers de la presse culturelle. L’idée de note maximale est, elle, un débat encore plus grand encore. Que serait un jeu qui obtiendrait la note maximale ? Un jeu parfait ? Et la perfection, quand toute critique est subjective, ce serait une œuvre qui parlerait à tout le monde ? Si une telle idée existe, je pense que c’est une dérive de cette vision de la critique de jeux vidéo comme un guide d’achat différent des autres, et de l’uniformité de cette vision. La dérive est telle que, même sur ce site, on « teste » des jeux quand on « critique » films, séries et bande-dessinées.


Une œuvre qui parlerait à tout le monde ne serait pas parfaite, elle serait consensuelle. Et la note du consensuel, ce n’est pas 10, c’est 7. 8 au mieux. Pour faire plus, il faut justement sortir du consensus. Le 10 doit être exceptionnel, sans quoi il perd sa valeur. Il doit être à l’image de l’exception qu’il récompense. Et il ne faudrait pas s’en priver. Si notre échelle de notation se prive de son maximum sous prétexte que ce maximum ne peut exister, alors cette échelle est tronquée.


Le 10 ne peut pas être la note du consensus mais au contraire d’une forme de marginalité, la note du transcendant. Celle que l’on met à l’œuvre qui ne nous fait pas penser qu’à elle mais nous renvoie à toutes les autres, chamboule notre échelle de valeur et remet en question ce que l’on pensait pouvoir attendre d’un domaine. Je comprends qu’on puisse le donner à Papers, Please, à What Remains of Edith Finch, à The Witness, à The Stanley Parable ou, parce qu’il n’y a pas que les indépendants qui font avancer le schmilblick, à Shadow of the Colossus ou The Legend of Zelda : Breath of the Wild. Moi, c’est à Journey.


Journey, c’est deux heures de ballade et de contemplation dans un désert. C’est le genre de jeux où l’on préfère parler des meilleures conditions pour en profiter (« coupe le téléphone », « fais-le d’une traite ») plutôt que du jeu directement. Comme si, en fait, c’était un sujet bien plus difficile à aborder qu’il n’y paraît. Essayons : Journey, c’est un pur jeu d’ambiance que l’on peut résumer comme simplement beau. Il éblouit massivement avec ses visuels et sa bande-son léchée, ce n’est donc pas là qu’il est transcendant. Par contre, il a clairement des outils bien huilés pour servir au mieux son propos. Car même si c’est le genre de jeu dont on écoute la BO en boucle où dont on affiche les décors aux murs tant ils peuvent exister seuls, il n’en reste pas moins un pur objet de jeu vidéo qui perdrait son sens si on retirait la manette.


S’il a de quoi séduire n’importe qui, il est aussi pensé pour être mis entre toutes ces mains, et accueillir même celles et ceux qui n’ont jamais tenu de manette. Pas parce qu’il gère ses 3C, auquel cas il serait juste fonctionnel, mais parce qu’il est simple dans tous les sens du terme. Son plus grand défaut, ce n’est peut-être même pas sa faute mais littéralement celle des manettes. Devenues surchargées de boutons, de sticks et de gâchettes, elles deviennent pour des gens qui ne savent même pas trop ce qu’est le jeu vidéo une épreuve plus grande que tout ce que le jeu aurait à offrir. Quelque part, le besoin d’un abonnement sur la version PS4 pour accéder aux fonctionnalités en ligne est un frein supplémentaire. Journey est avant tout un jeu connecté, c’est là que se trouve le cœur de son expérience. Pour un jeu financé par Sony, on pouvait espérer un passe-droit.


À l’image du Héros aux 1001 visages dont il est le parfait avatar vidéoludique (sujet que d’autres décortiquent mieux que moi), Journey est simple pour être fondamental. Et c’est la nuance, difficile à expliquer, qui change beaucoup de choses. Notamment le fait que contrairement aux apparences, c’est un jeu riche et, paradoxe ultime d’une ballade dans le désert, assez intense émotionnellement. On se balade, on voltige, on se cache, on communique avec un simili-morse improvisé, et surtout, on ressent. Sa magie, c’est que par sa simplicité, il nous implique et fait pleinement vivre ses moments. La direction artistique quant à elle s’assure que chacun reste unique et mémorable à sa façon.


Journey se fait un malin plaisir à jouer avec les émotions (fortes) qu’il suscite. Il ne touche pas tout le monde bien sûr, mais même dans ce cas, impossible de ne pas reconnaître sa démarche. C’est le genre d’expérience qui nous happe ou que l’on rejette. C’est aussi un paradoxe, à la fois un pur jeu et un titre qui n’y ressemble pas. Le genre d’œuvre qui nous fait nous demander s’il n’est pas réducteur de désigner comme « jeu vidéo » l’ensemble d’un domaine, et non juste un type d’œuvres que celui-ci produit. Il est en tout cas le premier à m’avoir fait me poser la question.


Je n'ai rien à redire chez Journey, mais ce n’est pas ce qui en fait un 10. C’est parce qu’il marque la limite entre un avant et un après. C’est parce qu’en plus de me toucher, il m’a forcé à changer ma façon de penser le jeu vidéo. Il m’a fait comprendre qu’un raisonnement comme « quinze euros pour deux heures, c’est bien trop » n’avait plus de sens, car sept ans après je pense encore à ces deux heures. C’est toujours difficile d’en parler sans créer un horizon d’attente indépassable, mais bon sang, vivre des moments pareils, « c’est pour ça que je suis né ».

Ensis
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le 10 avr. 2019

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