Papers, Please
7.4
Papers, Please

Jeu de Lucas Pope et 3909 (2013PC)

On n'a guère plus besoin de présenter les mérites du jeu. Cette oeuvre indépendante et de toute petite taille permet à tout un chacun d'incarner un fonctionnaire d'un pays du Bloc de l'Est dans les années 1980 (très clairement inspiré de la RDA) qui a été affecté par tirage au sort au poste de contrôleur des douanes à la frontière entre l'Arstotzka et la Koléchie. Le jeu commence avec des consignes très simples telle admettre tous les citoyens d'Arstotzka et refuser tous les autres, mais à partir du moment où le régime garantit l'accès aux étrangers on se retrouve à devoir éplucher minutieusement tous les papiers des entrants pour y dénicher les incohérences (documents manquants ou périmés, photo qui ne correspond pas, préfecture d'émission inexistante...) et rejeter ceux qui ne sont pas en règle voire les arrêter s'ils ont l'air suspect.
Des événements comme des attentats ou une détérioration des relations diplomatiques avec un pays voisin vont pousser l'Arstotzka à introduire de nouvelles clauses que tu devras évidemment appliquer scrupuleusement, faute de quoi tu reçois immédiatement une réprimande venant du Ministère. La complexité va donc croissant avec le temps et vers la fin de la partie tu ne peux qu'être soulagé d'avoir à t'occuper de diplomates qui n'ont que peu de papiers simples à contrôler. Pour aggraver les choses, tu es payé "aux pièces" pour chaque entrant traité qui n'a pas donné lieu à une réprimande, ce qui pousse à vouloir aller vite pour accueillir plus de monde... au risque évidemment de commettre plus de fautes.


Papers, Please indulge évidemment dans la parodie des régimes de l'Est. Le fonctionnaire va très tôt être confronté au choix entre nourrir sa famille ou payer le chauffage s'il veut avoir assez d'argent pour son loyer ou pour acquérir le luxe de pouvoir accéder à ses tampons avec la touche Tab. De nombreux entrants vont essayer de te corrompre avec de la thune ou des cadeaux et un des gardes te propose des pots-de-vin si tu places assez de gens en détention. Les nombreux attentats, accidents et tentatives de conspiration qui vont émailler ta partie poussent le régime déjà pas très hospitalier à accroître les contrôles de façon paranoïaque dans l'espoir de pouvoir éviter la moindre intrusion.


La plupart des joueurs y verront sans doute une caricature des régimes soviétiques du passé ; peut-être se sentiront-ils soulagés de ne pas vivre en Corée du Nord et trinqueront à la gloire de nos pays libres de l'emprise communiste.
Personnellement, ce jeu m'a surtout rappelé la quasi totalité des boulots de bureau existants.
Essayez un job dans un centre d'appel ou à l'accueil dans n'importe quelle institution qui reçoit du monde, vous aurez la même expérience de documents à vérifier rigoureusement selon les consignes venues d'en haut, de choix entre sa conscience et le respect scrupuleux des règles dans des cas difficiles, d'avertissements envoyés par ses supérieurs si on est trop distrait ou trop gentil, ou tout simplement si on traîne trop et on ne répond pas à assez de clients. Il y a une certaine ironie amère à constater que les idéaux productivistes qui ont poussé la RDA et d'autres régimes du Bloc à introduire le salaire au rendement à la fin des années 40 sont en train de faire un retour fulgurant au sein du monde capitaliste sous la devise "travailler plus pour gagner plus".
Je dirais même que par certains aspects ce jeu ressemble bien plus à un job contemporain qu'à tout ce qui aurait pu être possible dans les années 1980. Dans un monde sans ordinateurs, vérifier si une opération a été menée correctement dans les secondes qui suivent son exécution aurait été quasiment impossible, et un grand nombre de petites erreurs de la part des fonctionnaires se seraient perdues à jamais dans l'océan de paperasse bureaucratique. Aujourd'hui n'importe quel responsable peut vérifier en temps réel sur son écran combien de temps chacun de ses employés passe au téléphone, le type d'opérations qu'il a accomplies et le nombre de problèmes qu'il a engendrés pour sanctionner très rapidement les fautifs. Papers, Please n'aurait jamais pu être fait avec du simple papier...


Ne croyons pas non plus que l'aspect xénophobe du régime d'Aristotzka soit lui aussi un vestige d'un temps révolu. Tout migrant connaît très bien à quel point nos Etats "libres" savent être procéduriers à l'égard des non-autochtones. Nous avons de nombreux récits de nuits passées devant la préfecture pour obtenir son entretien avant la fermeture et de nombreuses images de queues interminables d'individus attendant de pouvoir déposer leurs papiers simplement pour pouvoir continuer à vivre paisiblement sur le territoire. On pourrait rigoler de la phobie qui dans le jeu pousse l'Arstotzka à fermer ses frontières à tous les ressortissants d'un pays en raison d'une épidémie de polio, avant de se rappeler qu'on a eu la même réaction il y a pas longtemps face à l'Ebola ou aux "concombres tueurs" – et qu'il y a hélas beaucoup d'individus qui pensent que la suppression de l'aide médicale aux étrangers constituerait une solution viable au problème.


Alors point de représentation d'une étape surmontée de la civilisation humaine. L'Arstotzka, c'est nous. Et on le devient un peu plus jour après jour.


Gloire à l'Arstotzka.

ReveLunaire
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Créée

le 8 janv. 2016

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Rêve Lunaire

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