Les contes horrifiques de tonton Wyz' - chapitre 1 : Resident Evil 2

La vie est une succession de choix. Si la plupart s’avèrent d’importance mineure, certains peuvent changer le cours de toute une existence…prenez Pierre-Antoine de la Fistinière par exemple. Ce brillant jeune homme était ce qu’on appelle dans le jargon un privilégié. Non, pas ce genre de pseudo-privilégié qui n’existe que dans la tête de tous les idiots (in)utiles en "-istes", le VRAI privilégié. Celui né dans une famille de la haute bourgeoisie française, qui a grandi dans une somptueuse villa en résidence fermée au cœur du XVIe arrondissement de Paris, et qui pratique le golf et le squash lorsque son temps n’est pas exclusivement consacré à ses lourdes études le destinant à régner sur tous ces gueux qu’on lui apprend depuis tout petit à mépriser et moutonner (particulièrement les "-istes" précités d’ailleurs…). Son avenir était déjà planifié à même le berceau, et pourtant, un unique et malencontreux choix a suffi à le détourner de cette prometteuse destinée…

Notre récit débute en l’an de grâce 1998. Du haut de ses 15 printemps, Pierre-Antoine observe comme à son habitude le monde roturier depuis sa tour d’ivoire, désireux d’en apprendre toujours plus sur ce macrocosme qu’il serait un jour amené à diriger. Des êtres définitivement étranges : ils s’occupent eux-mêmes de leurs minuscules foyers, conduisent eux-mêmes leurs voitures et s’expriment dans un langage fort mystérieux dont il ne comprend qu’un mot sur deux ! Mais curieusement, ces gens semblent se satisfaire de cette existence, et cela le fascine, lui qui commence à s’ennuyer un peu dans son train-train quotidien où tout lui est acquis d’office. Dernièrement, son intérêt s’est plus précisément porté sur cet énigmatique passe-temps que pratiquent beaucoup de jeunes de son âge : le jeu vidéo. Une activité pourtant reconnue comme malsaine, dont la perniciosité a été maintes fois dénoncée et démontrée par des spécialistes de tous bords (presse, TV, autorités religieuses, Familles de France, le gouvernement…). Mais ceux-ci paraissaient étonnamment s’en moquer… Était-ce si excitant de contredire l’expertise des érudits, et d’affronter sciemment le danger ? Pierre-Antoine voulait savoir…

Lorsqu’il alla manifester son désir de posséder l’une de ces inventions prolétariennes à ses parents, et malgré toute l’éloquence que son riche vocabulaire lui permettait d’exprimer, il n’obtint comme seule réponse que du mépris et de la hautaineté, notamment de la part d’Isidore-Séverin, son père : "Voyons Pierre-Antoine, vous extravaguez, ressaisissez-vous, cet ersatz de loisir de bélître n’est point digne de vous" lui rétorqua-t-il d’une voix cinglante, avant de reprendre "si vous souhaitez réellement connaître quelques sensations fortes, allons donc chasser ensemble le tigre du Bengale ou voir une exposition sur l’art abstrait". Béatrice-Odile quant à elle, ne fit qu’un mouvement vertical de la tête, en signe d’acquiescement, partageant la désapprobation de son mari. Pierre-Antoine tombait des nues : c’était bien la première fois que ses parents lui refusaient quelque chose ! Lui qui était pourtant si brillant, si méritant, si irréprochable, si parfait ! Expérimentant ce sentiment nouveau et désagréable de la frustration, Pierre-Antoine décida de faire ce que tout un chacun ferait dans ces conditions : n’en faire qu’à sa tête, et désobéir. Car oui, Pierre-Antoine voulait vraiment savoir…

Était-ce de l’excitation, de la folie, de l’éréthisme ? Les palpitations de son cœur gagnaient en véhémence à mesure que son plan se mettait à exécution. Profitant de l’absence de ses parents, Pierre-Antoine parvint sans mal à contraindre Robert le chauffeur de rallier sa cause (une histoire de preuves d’une liaison avec la femme de chambre mais chut, ça ne nous regarde pas), et de sortir la limousine familiale direction le magasin de jeu vidéo le plus proche… N’y connaissant rien, il quit l’expertise de l’hôte de caisse, lequel le redirigea vers le succès du moment, le pack "PlayStation + Resident Evil 2 (+ 2 dual shocks!)" pour à peine le prix d’un plein d’essence ! Pierre-Antoine était extatique, et pria le neurasthénique vendeur de se dépêcher de tout emballer ; il lui fallait en effet à tout prix regagner le domicile le plus tôt possible, remettre l’imposant véhicule à sa place et effacer les éventuelles preuves de sa dissidence… Le timing était serré, mais Pierre-Antoine réussit finalement son coup, ralliant sa chambre à peine 5 minutes avant le retour de Béatrice-Odile de son club. Camouflant avec méticulosité son précieux sésame, il peinait encore à contenir son exaltation lorsque survint l’heure du repas du soir : il allait enfin savoir !

Une éternité semblait être passée lorsque les ténèbres déployèrent enfin leur plus opaque voile d’ombre. Alors que la maisonnée dormait finalement du sommeil du juste et que régnait le silence assourdissant de la nuit, Pierre-Antoine cessa de lanterner : le moment était venu de savoir ! Après avoir brièvement lu le manuel d’instruction et branché promptement la fameuse station de jeu (oui, Pierre-Antoine est bilingue), il ouvrit enfin le boîtier du jeu…et découvrit avec étonnement 2 CD. Le premier était orné de l’image d’un digne représentant des forces de l’ordre, arborant avec fierté son uniforme de justicier ; le second montrait quant à lui…une jeune femme ? Sa mère lui avait longuement parler de ces entités rocambolesques, qui essaieraient un jour de lui prendre quelque chose, mais il ne savait plus trop quoi… Elle était de plus habillée comme une délinquante ; à coup sûr, c’était elle qui avait immolé le pauvre grand brûlé qui semblait ardemment souffrir, que Pierre-Antoine pouvait apercevoir sur la face de chacun des disques… "Hors de question d’incarner cette engeance du Mal" se dit Pierre-Antoine, son choix se portant donc tout naturellement sur l’autre mâle…

Le CD à peine enfourné et la bécane mise sous tension, Pierre-Antoine échafaudait mille et une théories toutes personnelles sur les règles du jeu de ce fameux Résident des Villes. D’un naturel candide et optimiste, celle que son esprit avait d’ores et déjà priorisé était la suivante : il allait devoir incarner un courageux fonctionnaire de la maréchaussée dans ses rassurantes rondes nocturnes, protégeant le repos bien mérité des honnêtes gens, redressant les torts des criminels venus de tous horizons, comme les motard(e)s pyromanes, et ce, au péril de sa propre existence…oui, on peut dire que Pierre-Antoine allait au devant de sacrées désillusions… Dans la frénésie de son enthousiasme, il éluda involontairement la scène d’introduction du jeu, et se retrouva directement dans le cœur de l’action, à peu près aussi rapidement que son rêve s’éteignit et que ses chimères disparurent. Dorénavant, il savait…

Un puissant hurlement de terreur mêlé de détresse troubla soudainement la quiétude ambiante, réveillant inévitablement toute la résidence. Pierre-Antoine venait d’expérimenter la vérité : une horde d’êtres décharnés et déshumanisés venait de dévorer vivant le personnage qu’il était sensé incarner ! Guidée par son si réputé instinct maternel, Béatrice-Odile fut la première à pénétrer la scène du crime ; ce qu’elle observa à ce moment-là était au-delà du concevable, et resterait à jamais gravé dans son esprit… La chair de sa chair gisait lamentablement dans un coin de la pièce, dans la plus belle PLS de l’histoire des PLS, les yeux révulsés et lacrymaux, le nez morveux et rubicond, la gorge sèche, le corps tektoniké et les cheveux s’éclaircissant à vue d’œil ; tandis qu’à l’écran, des créatures démoniaques finissaient tranquillement leur repas, avant de laisser place à un écarlate et menaçant message satanique : "YOU DIED". Emplie de rage, elle arracha fougueusement les câbles maintenant le luciférien appareil allumé, et empoigna énergiquement la télécommande pour zapper sur Disney Channel, seule chaîne adaptée à sa chaste progéniture. Mais le Mal était déjà fait…

Béatrice-Odile se rua sur son opiniâtre angelot et, de ses bras tremblottants, le cocoona comme jamais, récitant machinalement toutes les prières lui traversant l’esprit, même les grâces, tandis qu’Isidore-Séverin s’empara de la vile machine corruptrice, la brûla, puis l’enterra consciencieusement dans le jardin. Hésitants, dans la confusion ambiante, entre appeler le médecin de famille ou un prêtre exorciste, ce fut finalement Robert qui prit les choses en main en sollicitant le légiste, pardon le pédiatre, qui accourut compendieusement au chevet du déliquescent héritier. Constatant avec effarement l’état semi-végétatif de la victime, le spécialiste soupira de dépit : "encore un coup de cette invention méphistophélique"… Visiblement, lui aussi connaissait la terrible vérité !

Le docteur se voulut cependant rassurant ; avec un suivi strict et adapté, Pierre-Antoine s’extirperait rapidement de sa fulgurante catatonie, et ne garderait presque aucune séquelle de cette regrettable expérience. Les mois puis années qui suivirent lui donnèrent raison, Pierre-Antoine reprenant au fil du temps goût à la vie, doucement mais sûrement, malgré quelques inévitables périodes de rechute, notamment aux alentours du 31 octobre… La postérité n’a pas retenu tous les détails du traitement, mais la plupart des spécialistes s’accordent sur une combinaison d’hypnose, d’anxiolytiques et de méditation transcendantale, certains supposant même l’intervention d’un marabout… L’histoire aurait pu, voire dû, s’arrêter là, mais c’était sans compter sur l’obstination de Pierre-Antoine…

Faisons un bond dans le temps. Nous sommes en 2019 et Pierre-Antoine a maintenant 36 ans. Il vit désormais une existence tout ce qu’il y a de plus normale, et bien qu’il ne règne pas comme prévu sur la populace plébéienne, il se sent plutôt heureux, un peu comme les pauvres qu’il observait pendant sa jeunesse. Il songe même depuis quelques temps à fonder une famille. Et bien entendu, il n’a jamais plus approché de près ou de loin le loisir pandémoniaque depuis ce terrible accident… Mais comme la destinée est une femme à la vertu aléatoire échangeant galipettes contre espèces sonnantes et trébuchantes, Pierre-Antoine et le jeu vidéo allaient se confronter une ultime fois en ce vendredi 25 janvier… En effet, alors qu’il faisait nonchalamment ses courses hebdomadaires à l’hypermarché du coin, son regard fut inopinément attiré par un imposant présentoir, sur lequel trônait fièrement une version réactualisée de son ex-cauchemar : Resident Evil 2, le remake !

Quelques palpitations traversèrent le corps de Pierre-Antoine, mais curieusement, il ne ressentit ni angoisse, ni menace particulière. "Je suis bel et bien définitivement guéri" se dit-il avant de pivoter tout serein pour reprendre son chemin. Mais alors qu’il s’éloignait progressivement du rayon, il discerna comme un étrange et attirant écho provocateur provenant de la pile de jeux, comme si son inconscient lui intimait l’ordre d’exorciser ses vieux démons une bonne fois pour toutes. Pierre-Antoine hésita de longues minutes, avant de finalement céder à la tentation, se convaincant d’être aujourd’hui bien plus fort et plus mûr qu’il ne le fut jadis. Le soir venu, après avoir longuement médité sur le sens de la vie, il prit une grande inspiration et lança finalement le jeu…

D’après le rapport du légiste, Pierre-Antoine serait décédé vers 22h30 d’une crise cardiaque foudroyante. Repose en paix, petit ange parti trop tôt…