Shenmue
8.3
Shenmue

Jeu de Sega-AM2 et Sega (1999PC)

Début 2001, mes frangins achètent une Dreamcast sans doute déjà bradée puisque mourante. Et bien que je me sois beaucoup amusé sur Sonic Adventure ou Chu Chu Rocket, j'avais rapidement laissé tomber Shenmue car, malgré sa petite ressemblance avec un point&click, je n'avais pas su donner alors l'attention qu'il fallait à un jeu console; étant pécéiste, je ne me servais d'une console que pour des parties en casu. Car Shenmue est un pur jeu d'otaku, sur une console pour otaku.


C'est donc en 2019 que je fais sérieusement Shenmue grâce à un aimable remaster par SEGA, pourvu d'une image widescreen, de quelques facilités d'interface pour la plupart issues de Shenmue 2 mais assez laidement incrustées, d'une version japonaise sous-titrée.
Ryo Hazuki, fils respectable et respecté du maître du dojo du coin, voit son père assassiné sous ses yeux par un mystérieux méchant à la recherche de quelque artefact visiblement très puissant. Dès lors, notre jeune ami n'aura plus qu'une obsession : retrouver le tueur et se venger. Et dans cette première partie, retrouver sa trace nécessitera d'arpenter le voisinage immédiat, du quartier résidentiel de Ryo jusqu'aux docks proches.


Yu Suzuki, patron de l'arcade à la SEGA, n'était pas un conteur d'histoires, il y est venu par opportunité; c'est un expérimentateur, un homme qui aime tester de nouvelles techniques, de nouveaux outils. La 3D lui avait ouvert des opportunités inouïes, et la Dreamcast une liberté créative totale. On peut faire ça, on peut faire ça, on peut faire ça : eh bien on va le faire. Il n'est bien entendu pas le premier, ni le seul à s'intéresser à la création d'univers virtuels réalistes et immersifs en 3D : The Nomad Soul sort à peu près à la même époque. Mais il est le seul à le faire de cette manière.
Shenmue nous invite ainsi non pas dans des univers fantastiques pleins d'action, mais dans l'univers du quotidien, celui de la grande banlieue de Tokyo en décembre 1986. Celui où le temps s'écoule sans qu'on puisse accélérer son cours. Où l'on va chaque jour parcourir les mêmes trois rues. Où l'on va saluer des commerçants qui nous connaissent, acheter des gacha, jouer au bandit manchot, faire une collection de cassettes audio. Dans Shenmue, la narration, l'aventure s'inscrit entre des interstices dans la normalité, même si cette normalité est d'autant plus artificielle qu'elle échappe à un Ryo mentalement changé par la mort de son père et qui tente désespérément de se raccrocher aux gestes concrets. Sa petite amie dissimule pudiquement sa mélancolie de le voir s'éloigner d'elle. Sa gouvernante/mère de substitution le supplie vainement de rentrer tôt à la maison, de ne pas courir de risques.


Dans Shenmue, on prend son temps car de toute façon le jeu impose son rythme. Si on nous donne rendez-vous pour le prochain indice demain à 15h, eh bien il faudra attendre. Alors que faire ? Pourquoi ne pas aller s'entraîner sur ce parking ? Aller refaire une partie de Space Harrier ou de fléchettes ? Retourner prendre un Coca au distributeur (une canette gagnante vous fera remporter un gadget pour votre collec) ? Retourner voir le chaton, orphelin lui aussi, recueilli par la petite Megumi, et que vous nourrissez chaque jour en passant devant ? Vous n'avez rien d'autre à faire de toute façon. La première partie se déroule ainsi, en allant parcimonieusement d'indice en indice, parfois à raison d'un par jour.


L'immersion est d'autant plus profonde que tout est, au fond, crédible. Le jeu comporte très peu d'action (tant mieux, car la maniabilité "tank" de Ryo est certainement l'aspect du jeu qui a le plus mal vieilli) et, pour une production aussi chère, ça a probablement joué contre lui. Elle est de deux types : les fameux QTE, qui trouvent ici leurs codes modernes qui seront repompés par toute l'industrie pendant 15 ans, et des séquences de baston, très rares au début, plus nombreuses vers la fin, à la Virtua Fighter (le jeu devait à l'origine appartenir à cet univers). Pourquoi les QTE fonctionnent ici alors qu'ils sont une pénible purge dans tous les autres jeux ? Eh bien probablement parce qu'ils sont la seule trace d'action dans ce jeu d'enquête. Yu Suzuki a une foi de charbonnier dans son projet et le premier degré est total. C'est l'autre différence fondamentale avec Yakuza : la séquence la plus loufoque du jeu est sans doute ces courses de chariots élévateurs auxquels vos collègues vous convient, chaque matin, pour se détendre avant une dure journée de travail. Elle marche aussi car le jeu utilise parfaitement l'impressionnante puissance de la Dreamcast. La modélisation des visages et de certains corps est d'une qualité folle pour 1999. Les textures ont un peu vieilli mais gardent une propreté incroyable par rapport à la concurrence de l'époque.


Ah oui, ces fameux chariots élévateurs. Ils constituent la seconde partie du jeu et une rupture dans le rythme. A partir du moment où vous trouvez du travail, finie l'innocente vadrouille, vous devez vous lever chaque matin et aller directement au boulot. Le jeu transforme alors son petit open world en semi-couloir narratif, beaucoup plus linéaire, où vous n'aurez plus le loisir de vous amuser car il faut travailler, transporter des caisses de 9h à 12h et de 14h à 17h. Il a de la chance Ryo d'avoir 2 heures de pause à midi. Alors j'en ai pensé quoi du chariot si redouté ? Eh bien ça ne m'a pas dérangé. Déjà, la proposition est totalement cohérente avec celle du jeu. Ensuite, ce n'est pas crispant à faire : le chariot se manie très bien. Ce passage va réussir à vous faire ressentir de l'ennui, mais pas n'importe quel ennui : exactement le même ennui que celui d'un vrai travail (comme le mien actuel), où ce qu'on fait n'est pas vraiment désagréable mais donne simplement le sentiment de perdre son temps, juste pour gagner un peu d'argent. N'importe quel autre jeu vous aurait fait faire l'activité de manière symbolique, en bougeant deux caisses et on passe à la suite. Shenmue va au bout de son idée et vous force à bouger une douzaine de caisses par jour, pendant cinq jours. Mais, comme dans un vrai travail un peu ennuyeux aussi, vous vous amenez tout seul à gamifier la chose : chaque jour, le parcours sera différent, imposant un nouveau challenge; plus vous faites de rendement, plus vous gagnez d'argent, et votre trajet est semé d'obstacles (tous ces gens cons qui se mettent sur votre chemin).


Shenmue m'a fait croire à son monde comme très peu de jeux l'ont fait, parce qu'il a su utiliser ses outils de simulation, par définition limités, pour les choix les plus judicieux de mise en scène.

Catel_
9
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Créée

le 28 nov. 2019

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