Le discours capitaliste et ses ennemis

Coda est une personne tout à fait normale : elle est complètement rongée par ses obsessions. Elle ne peut s'empêcher d'avoir ces idées qui lui tournent en tête pendant des heures, le genre d'idées qui l'empêchent de s'endormir le soir et qu'elle ne peut arrêter par la simple volonté. Lorsque ce type d'idées devient trop dur à supporter, il convient de les déplacer sur un autre médium, afin d'alléger leur poids.
En l'occurrence ici pour Coda, cela sera la création de jeux vidéo.

La création est un échappatoire universel : en transportant ailleurs ces questionnements , on les met d'abord à distance mais surtout on prend une certaine forme de contrôle sur celles-ci. Ce ne sont plus simplement des idées qui nous tourmentent et nous mettent dans un rôle passif. La création peut nous redonner la capacité d'agir. Et ceci est encore plus visible dans le monde des jeux vidéo.

The Beginner's Guide est une œuvre vidéoludique où le joueur assiste au récit par une personne de la vie d'une autre personne, à travers ses créations. Si les œuvres d'art sont le reflet de leur auteur, Coda en est l'exemple même. Nous allons donc suivre les différentes créations de cette mystérieuse personne, dans un ordre chronologique. Ce sont souvent des jeux expérimentaux, étranges, avec une conception simple mais un niveau de lecture sous-jacent bien plus complexe. Pour prendre un exemple, vous arrivez dans un niveau où vous devez résoudre une énigme simple pour arriver dans une pièce. Une fois réussie, c'est bon le jeu est terminé.
Sauf que le narrateur vous indique qu'en modifiant le jeu, en faisant disparaître les murs, on se rend compte que les décors extérieurs sont extrêmement vastes et complexes. Et pourtant nous n'aurions jamais pu le savoir sans l'aide du narrateur.

C'est ce qu'il y a de fascinant dans les œuvres de Coda, c'est que son âme façonne chacun des chapitres. Comment celle-ci transcende progressivement ses obsessions par des jeux de plus en plus recherchés et finement ciselés. Prenons un exemple qui m'a beaucoup plu :

Vous vous retrouvez dans un amphithéâtre, à la place d'un spectateur. Une personne à la place du professeur vous annonce qu'elle va vous enseigner comment devenir une personne parfaite et géniale. A la fin du speech, le jeu recommence mais échange les rôles. Vous voilà à la place du professeur. Et là le discours continue, mais cette fois-ci vous observez qu'au fond de l'amphithéâtre se déroule une scène apocalyptique, reflet des insécurités de celui qui se prenait pour le maître de la perfection. Vous pouvez continuer le discours tout en observant les pensées douloureuses du professeur, qui évoquent son manque de confiance en soi, sa peur de l'avenir, etc...

Mais que faut-il voir ici ? De nombreuses interprétations peuvent être possibles. Et surtout, nous avons un petit problème : Coda n'apparaît à aucun moment dans le jeu. Nous en sommes donc réduits à ce que sait le narrateur et il y aura toujours cette part de mystère, cette inconnue sur la personnalité de Coda.

Plus qu'une fable sur la création, The Beginner's Guide parle avant tout de la distance entre les êtres. Une problématique universelle si elle en est. Vous avez beau essayer, vous n'arriverez jamais à connaître complètement une personne.

Nous avons tous une part d'incomplétude dans notre être. C'est cette incomplétude qui nous fait nous mouvoir dans le monde. Et nous cherchons toute notre vie à combler ce manque, par des nombreux moyens possibles. Néanmoins, combler ce manque de manière absolue est strictement impossible, et on va devoir faire avec. Certains comblent à peu près leur manque dans le lien à l'autre (amour, altruisme), car ils savent que l'autre possède ce qu'ils n'ont pas pour être complet.

Intervient alors le discours capitaliste, celui de la société de consommation. Celle-ci fait croire aux hommes qu'ils peuvent combler leur manque à être avec des objets de consommation. Que leurs problèmes seront résolus grâce à des merveilles de technologie, que le manque pourra être éliminé de manière définitive.
Quel est le rapport avec The Beginner's Guide ? Moi je vois un lien entre ce discours, qui pousse l'être humain à devoir renier ses défauts pour être parfait, et le niveau de la conférence précédemment cité.
Le conférencier joue sur la peur universelle de n'être jamais assez bien aux yeux de soi et des autres, pour vendre un moyen d'être (littéralement) parfait. Mais ce moyen n'est que du vent. Et de toute façon il est strictement impossible d'être parfait, et même non souhaitable. Et encore plus hypocrite, vu que le conférencier lui-même est bien loin d'être parfait. Et ce thème se retrouvera tout au long de The Beginner's Guide, qui brasse des problématiques particulièrement riches et complexes derrière une apparente facilité.

Le jeu est le parfait reflet de son époque. Tandis que certaines grandes industries vidéoludiques partent le plus souvent sur des jeux aseptisés basés sur des conditionnements classiques (exemple : les quêtes annexes de collection jouent sur le côté perfectionniste de certains joueurs), The Beginner's Guide prend tout cela dans un revers complet. Suivre les créations de Coda nous met à la fois dans un état de curiosité devant le foisonnement d'idées qui émane de la personne, et en même temps dans le déplaisir de voir des jeux qui ne vont nulle part. Ces derniers nous mettent en face de mécanismes archaïques, de questionnements existentiels tristes et quelque peu insolubles, dès lors qu'ils ne nous concernent pas . Cela pourrait paraître insupportable ou ennuyeux, mais le jeu est en vérité singulièrement attirant.

On assiste alors à un paradoxe superbe : en tant que jeu vidéo "classique", le jeu n'a pas trop d'intérêt. En tant que réflexion, le jeu propose plusieurs pistes et interprétations extrêmement intéressantes… tout comme les créations de Coda elles-mêmes. Si bien que, paradoxalement, le jeu devient en lui-même un chef d'œuvre, pour peu qu'on apprécie ce genre d'expérimentation.

Et au-delà de l'aspect ludique, le jeu est aussi fascinant dans la multiplicité de ses interprétations. Il pourrait être vu on l'a dit comme une fable sur la création, sur la nécessité et la difficulté de faire des choix, sur tout ce qui n'est pas visible dans la vie, sur l'intimité de chacun, etc etc… et nous pourrions disserter pendant des heures sur le foisonnement des thèmes présents dans the Beginner's Guide.

En quoi The Beginner's Guide est un jeu anti-capitaliste ? A une époque où tout est de plus en plus lisse, attendu et aseptisé, le jeu se distance complètement des autres et se pose comme un pavé dans la mare.
L'œuvre ne va pas là où on l'attend.
Elle ne nous complète pas et ne cherche en rien à satisfaire nos désirs.
Elle ne possède pas non plus d'interprétation objective et carrée.
Elle est complètement hors-normes donc.
Et ça, c'est vraiment unique.