The Crew
5.9
The Crew

Jeu de Ubisoft Reflections, Ivory Tower et Ubisoft (2014PC)

Remarque : depuis cette critique, le jeu a reçu beaucoup de mises à jour qui ont corrigé la plupart des problèmes mentionnés. Aujourd'hui, le jeu est bien meilleur et libéré de nombreux problèmes, surtout ceux liés aux micro-paiements. Toutefois, il s'agit bien d'une critique d'une version commerciale du jeu, le texte et la note resteront donc inchangées.


Dans le genre encore peu concurrrentiel du MMO racing, The Crew est à la fois une perle et une déception. Une perle, parce que le jeu concrétise finalement beaucoup des promesses que Test Drive Unlimited 1 et 2 (de la même équipe, plus ou moins) n'avaient fait que formuler. Une déception, parce qu'il fait à côté tellement d'erreurs, pour certaines impardonnables, que je ne donne pas cher de sa peau dans les mois à venir. En gros, contre vents et marées, on peut se demander si les développeurs lyonnais ne sont pas voués à être systématiquement les victimes de leurs éditeurs. Mais rappelons d'abord la genèse de The Crew. Échaudés par des tensions internes au sein d'Eden Games et par des relations difficiles avec leur éditeur Atari, des développeurs plient bagages pendant la production de Test Drive Unlimited 2 et installent leur nouveau QG à quelques encablures des studios de Lyon Vaise, dans le quartier de la Part-Dieu. Parmi leurs affaires, le concept de TDU, qu'ils choient toujours avec passion et dont ils pensent qu'il est loin d'avoir encore livré toutes les promesses. Cette virée indé leur donnera raison dans un premier temps : en 2011, peu après la création d'Ivory Tower, Test Drive Unlimited 2 finit par sortir de chez Eden et se paie un four critique et commercial. Parmi les problèmes du jeu, un framerate aux fraises, des choix de design bizarres qui le rendent globalement malfonctionnel et une infrastructure réseau catastrophique qui le condamnera à rester injouable en ligne pendant un mois suivant sa sortie. Atari procède à un plan social massif et licencie presque les trois quarts des employés. Une partie d'entre eux vient grossir les rangs d'Ivory Tower. On se promet qu'on ne travaillera plus sous la coupe d'un éditeur envahissant.


Indépendance, donc ? En théorie. Les développeurs avancent, motivés par un besoin de revanche, sur un projet de TDU évolué, réfléchi et mûri par les insatisfactions et erreurs ressenties sur TDU 1 et 2. Ils avancent tellement bien qu'Ubisoft se greffe au projet, apportant son argent (c'est bien) et ses directives (moins bien). Bon, en vrai, je ne suis pas vraiment sûr de qui a eu l'idée en premier de ce système de micro-transactions intégré à un jeu vendu 50 euros, Ivory Tower ou Ubisoft, mais connaissant les récents scandales dans lesquels s'est illustré l'éditeur, j'aurais tendance à mettre un billet sur Ubisoft. Nous avons donc ici un MMO de course comprenant trente-sept voitures. Mais attendez, ce n'est pas le pire. Sur ces trente-sept voitures, à moins d'être un véritable no-life, au moins la moitié devront être achetées avec de l'argent réel. Pour être exact, vous pourrez essayer d'engranger suffisamment de monnaie in-game pour vous payer un nouveau bolide après le veau de départ gracieusement offert, mais il vous faudra plusieurs semaines de jeu quotidien pour cela. Une bonne voiture coûte cent mille unités ; on en gagne environ mille par jour par un astucieux système de versement régulier hérité de la plus pure tradition free-to-play.


Quand TDU 1 et 2 cumulaient plusieurs centaines de modèles différents dont certains offerts en DLC gratuits, quand la plupart de la concurrence dans le genre se contente d'un petit season pass et laisse à disposition du joueur un grand parc de véhicules customisables avec lesquels frimer sans de nouveau passer à la caisse, quand même n'importe quel MMO payant voire gratuit comprend que la moindre des choses est d'offrir au joueur des options de personnalisation suffisamment poussées pour qu'il puisse se différencier des autres et ainsi lui donner envie de revenir, The Crew choisit donc l'option "sodomie sans vaseline" avec un aplomb particulièrement impressionnant. Je vous garantis que même en étant fan jusqu'au dernier degré du concept MMO racing et en dépit de l'extrême tolérance que j'étais prêt à témoigner envers The Crew, ce choix de business model totalement aberrant et à ce point irrespectueux m'interdit de recommander ce jeu à quiconque. On est dans un putain de MMO de course vendu 50 € (60 ou plus pour les acheteurs du season pass) et on ne peut quasiment pas changer de voiture ni même la customiser sans débourser encore de l'argent réel. Ah oui, même le tuning esthétique est soumis à cette contrainte : il y a pléthore de stickers et couleurs de carrosserie à déverrouiller, mais ne comptez pas faire vos courses comme dans un TDU. Tout coûte extrêmement cher. En huit heures de jeu, sans compter les crédits "argent réel" gracieusement inclus dans ma précommande, j'ai gagné de quoi m'acheter trois décalcomanies, deux couleurs et zéro nouvelle voiture. Bienvenue dans la quatrième dimension.


Un doute m'a assailli. Peut-être que la core mechanic de The Crew n'est pas dans la collection, mais plutôt dans la performance. Incontestablement, c'est bien le cas : de manière générale, l'aspect social tient une place assez réduite et s'efface derrière l'aspect compétitif, largement mis en avant. Les interactions entre les joueurs sont réduites à l'essentiel. De TDU 2, disparus : la customisation de l'avatar, les emotes, les phases pédestres, le tuning cosmétique ultra-poussé. Tout le monde contrôle le même personnage, un hipster au regard triste et au charisme de mollusque, qu'on ne voit heureusement presque jamais. Mais pour un jeu multi axé sur le skill, pourquoi contraindre à ce point la progression du joueur par la micro-transaction ? C'est une énigme. Bon, il faut reconnaître que les développeurs ont cherché à limiter les désagréments de ce business model en mettant un place un système de classes assez brillant, qui, pour résumer, empêche le joueur de faire progresser les véhicules trop puissants pour lui, voire même lui interdit de les piloter en missions solo ou multi. On touche d'ailleurs ici à l'une des grandes réussites du jeu, ce système de catégories dans lesquelles il est nécessaire de spécialiser un véhicule avant de pouvoir le piloter dans les épreuves. En gros, chaque véhicule proposé à l'achat est dépourvu de spécialisation et ne peut donc pas participer aux épreuves, qui en requièrent presque toujours une ; pour lui ouvrir les droits, il faut se rendre chez le préparateur de la catégorie voulue, lequel est déverrouillé pendant le mode histoire, à un certain stade de progression et donc après un certain investissement de temps. En d'autres termes, pour avoir le droit de courir avec les meilleurs véhicules, il faut le mériter. Soit.


Ce système de pièces et de spécialisation est pourtant une excellente idée qui répond au traditionnel leveling des MMORPG. Chaque challenge gagné (que ce soit un défi secondaire ou une mission du scénario) permet, en fonction de sa performance, de dropper des éléments de tuning améliorant très légèrement l'une des statistiques du véhicules, d'un à vingt niveaux sur une échelle allant jusqu'à 1 200. Il existe une réelle récompense à se fidéliser à un véhicule, puisque celui-ci déverrouillera beaucoup de pièces qui lui sont destinées, aura plus de chances de monter en grade et pourra mieux convenir sur la durée qu'une voiture plus puissante mais utilisée occasionnellement. Les niveaux et les pièces fonctionnent dans l'ensemble assez bien et l'estimation de la puissance requise pour chaque mission du scénario est généralement juste. On peut même dire que les développeurs ont plutôt réussi leur pari, à savoir appliquer une couche RPG viable et encourager l'attachement à ses véhicules, plutôt que de remplir des garages à la volée sans utiliser la moitié de ses voitures, ce qui est l'un des gros problèmes des jeux de course traditionnels.


Mais rien à faire, la pilule ne passe pas. Le nombre minuscule d'options de personnalisation réellement accessibles et la trop grande mise en avant du système de micropaiements (qui d'ailleurs n'ont pas grand-chose de "micro" passé un certain stade...) font que tous les pilotes qui la jouent "réglo" se ressemblent. Fatalement, l'aspect social en prend un coup et il n'y a pas vraiment de désir de jouer ensemble. En elles-mêmes, les options multi sont intéressantes mais manquent de piquant, ou sont ouvertement ratées. Le matchmaking est complètement à l'ouest, subissant de plein fouet le syndrome pay-to-win qu'on pouvait craindre, tout en étant plutôt foireux à la base : il ne semble tenir compte ni des niveaux des joueurs, ni des niveaux de leurs véhicules, n'imposant aucune restriction visible pour participer aux courses online. Si on n'est pas passé à la caisse ou qu'on n'a pas atteint un très haut niveau d'amélioration pour son véhicule, on a toutes les chances de se faire violer sur place. Et, de toute façon, la structure globale ne fonctionne pas du tout. Il existe un système de faction, de coopération, qui ne trouve aucune justification dans le scénario et se révèle extrêmement pénible à lancer, la faute à des épreuves mal pensées ou à un nombre de joueurs par session trop peu élevé qui contraint à poireauter littéralement à l'infini que le lobby se remplisse. La structure globale du online est presque un copié/collé de TDU 2, les crews n'étant en réalité que des rassemblements éphémères de petites poignées de joueurs qui durent rarement plus de quelques minutes, le temps de s'envoyer une ou deux épreuves coop désordonnées. Des choses ont sauté depuis Test Drive, comme les appels de phare et les hubs sociaux. Même les groupes sont énervants à monter et se soldent souvent par des refus, si tant est que l'invitation ait abouti : il n'y a en général tout simplement pas assez de joueurs par session pour remplir un crew de quatre... La dimension roleplay que pouvait avoir TDU a de façon générale pris un sacré coup dans l'aile : avec un online généralement limité ou dysfonctionnel, la plupart du temps, on joue solo ou multi désynchronisé via les challenges Drivehub ou les multiples leaderboards (si tant est qu'on réussisse à s'y intéresser). Tristement ironique quand on sait que de base l'objectif de The Crew était de porter à son maximum le concept de MMO racing esquissé par TDU.


Surtout que le jeu a beaucoup d'autres problèmes, des problèmes d'histoire, de concept ou même de bugs affolants. Le scénario est atroce, cheap et envahissant, avec des PNJ qui n'arrêtent pas de taper l'incruste en freeride. L'intrigue vaguement policière qui enrobe le jeu et imprime son style dans les menus de jeu et dans l'UI est un ratage complet qui fait profondément regretter le parti-pris sea, sex and sun des Test Drive Unlimited. Il faut donc faire abstraction de cela aussi, et oublier qu'on est sur les traces d'un dangereux criminel pour rouler tranquillement dans les États-Unis en ignorant la brunette qui n'arrête pas de vous biper pour vous rappeler que Johnny Dark Killer vous défie à une megarace 2fast4u t'es cap ou t'es pas cap ? Les quelques soucis de serveur, le matchmaking vacillant et le nombre insuffisant de joueurs sur les routes malgré qu'on soit au launch est également préoccupant pour l'avenir et, sans qu'on soit au niveau d'échec du lancement de TDU 2, le relatif dépeuplement (et la désertion complète des zones un minimum reculées) permet de formuler des inquiétudes fondées quant à l'avenir du jeu en tant que MMO. À ce titre, soulignons l'impossibilité de jouer hors ligne ou lorsque les serveurs sont down, la partie s'arrêtant à la moindre perte de connexion, quel que soit le côté du modem d'où elle provienne : encore plus ironique quand on sait qu'une grande partie du jeu se fera en solitaire. Enfin, The Crew souffre d'un problème majeur et intolérable au niveau des statistiques de jeu, qui n'a toujours pas été patché : quel que soit le support, les différents menus de jeu informant le joueur de sa progression (zones visitées, kilomètres roulés, défis réussis...) affichent des infos rebootées à zéro à chaque lancement, même si la progression est en vérité sauvegardée. Il est particulièrement exaspérant de visiter des points d'intérêt ou de réussir des challenges pour la énième fois et d'être notifié systématiquement qu'il s'agit de notre première. Et, bien sûr, l'éternelle couche Uplay, cancer du jeu vidéo ici omniprésent jusqu'au délire, avec des notifications chaque seconde ou presque, un triple système de récompenses particulièrement obscur et des avatars qui se baladent systématiquement avec en image de profil l'un de ces horribles mutants humanoïdes créés sur le site d'Ubi. Brr.


Mais alors, est-ce qu'on s'amuse ? C'est bien là le pire, il faut admettre que oui, à condition d'être tolérant sur les points qui fâchent très fort. Même subissant les affres de leur collaboration avec Ubisoft, les développeurs d'Ivory Tower sont parvenus à créer un jeu qui, en bien des points, est une version ultime de TDU. The Crew possède déjà le terrain de jeu le plus jouissif et le plus complet de toute l'histoire du genre. Les États-Unis comme map, ça fonctionne très bien et la densité d'épreuves y est suffisante pour engloutir des centaines d'heures. On pourra un peu pester sur le rendu graphique, pas toujours réussi, surtout dans les villes qui tiennent plus du Midtown Madness ou du NFS Underground last-gen, mais dans l'ensemble on est impressionné. Les environnements naturels sont particulièrement réussis et la carte du monde est remplie de panoramas envoûtants. Les voitures sont jolies sans être sublimes, et chaque spécialisation leur donne une apparence visuelle spécifique assez réussie. Niveau conduite, le titre s'en sort également avec les honneurs à condition d'accepter d'être face à de l'arcade. C'est rapide, fluide et nerveux, et on prend plaisir à conduire sur tous les types de terrain. C'est d'ailleurs l'un des rares fantasmes que le jeu réussit pleinement à concrétiser : enfin, rouler offroad, en toute liberté ! Les différences entre les revêtements sont raisonnablement marquées, la maniabilité d'ensemble est cohérente et délivre d'assez bonnes sensations, le world design est suffisamment bien fait pour qu'on trouve un véritable intérêt à couper à travers champs ou simplement à apprécier une virée hors des sentiers de temps en temps. Pris ainsi, The Crew ressemble à une version ++ de Fuel, avec plus de contenu, plus de variété et des graphismes nettement plus agréables. La superficie du terrain de jeu, sa richesse et l'immédiateté des différents pilotages font partie des grandes forces du jeu.


Le jeu a donc des qualités, mais aurez-vous la patience d'en profiter réellement ? Aimer The Crew, c'est accepter d'essayer de se faire tondre à chaque instant. Même en refusant de dépenser de l'argent réel, il faut une certaine capacité d'abstraction pour ignorer ces vulgaires appels du pied, pour oublier qu'on est pris pour une vache à lait. Une sorte de plaisir masochiste qu'Ubisoft sait apparemment bien gérer compte tenu des chiffres de vente d'Assassin's Creed Unity, pourrra-t-on dire, mais tout de même cet art jusqu'alors discret de couillonner le joueur a été ici poussé dans ses derniers retranchements. Si, donc, vous arrivez à tirer un trait sur l'aspect MMO du jeu pour en profiter davantage en solo ou lors de sessions multi brèves et potentiellement injustes, si vous avez une connexion solide et êtes prêt à tolérer quelques retours bureau parce que votre connexion a été interrompue ou que les serveurs du jeu ont lâché, si vous n'êtes pas à cheval sur la technologie et savez vous contenter d'un jeu simplement fluide et joli, alors The Crew est pour vous. En tant que fan du genre et après avoir gaspillé des centaines d'heures sur TDU 1, 2 et Fuel, je dois admettre que j'y prends du plaisir. Un plaisir un peu par défaut, histoire de rentabiliser un achat malheureux ; pas tant parce que le jeu est mauvais (il ne l'est pas) que parce qu'il est torpillé par un business model qui est une insulte pure et simple à l'adresse du joueur (et par des problèmes de design considérables, mais surmontables pour qui est vraiment fan du concept).

boulingrin87
5
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le 7 déc. 2014

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Seb C.

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