Le dernier gardien d un genre unique (et mourant)

Dans le jeu vidéo, tout est possible, y compris de voir Final Fantasy XV et The Last Guardian sortir la même année à quelques jours d'intervalles. La comparaison quant à ces deux arlésiennes (terme moche et idiot, d'ailleurs) s'arrêtera là, tant l'œuvre de Ueda se distancie de tout ce qui a pu être fait/joué ces dernières années.


TLG complète donc une supposée trilogie annoncée par Ico et Shadow of the colossus. A ces deux modèles, il emprunte la maladresse et la fragilité du protagoniste du premier et l'onirisme mélancolique du second. Il y a énormément de liens, ressemblances et citations entre tous ces univers, mais il y a surtout une idée, une seule et unique pour tous dans les ténèbres (presque) les lier: Trico. Oui, The Last guardian commence (encore) par le réveil d'un enfant "amnésique", mais il débute surtout par une rencontre qui va vous suivre pendant la douzaine d'heures que durera votre aventure et quelle rencontre! Cette créature blessée et méfiante que vous aller nourrir, soigner et apprendre à connaître va lentement devenir un des meilleurs personnages de ces 10 dernières années de jeu vidéo. C'est bien ça la plus grande réussite de TLG, son parti pris le plus risqué pourtant, vous unir à une bête sauvage et vous contraindre à accomplir votre fuite à ses côtés. Fusion improbable et réussie d'animaux divers, Trico va nous réapprendre le sens de l'émotion et de l'attachement à un être fictif. Têtu et buté, votre compagnon va vous enrager; l'animal semble rester sauvage et même en progressant dans l'aventure et en apprenant quelques commandes, sa volonté reste propre. Il a besoin de vous et avez surtout besoin de lui. Tel l'enfant incarné dans TLG, vous êtes fragile et faible, sans défense face aux danger du "nid" et résolument prisonnier sans votre compagnon à vos côtés. Franchir un obstacle demande rarement une démonstration de talent incroyable de la part du joueur, par contre, progresser vous apprendra, dans la douleur parfois, la patience et les demandes répétées à cette mule de Trico achève de nous le prouver. L'envie de lui voler dans les plumes sera par moment bien présente lorsque vous bondirez sur son crâne pendant 10 minutes afin de le faire sauter vers cette tour qui vous est inaccessible, le hurlement de rage menacera d'apparaître quand l'animal rebroussera chemin alors que vous voulez qu'il avance sur ce foutu pont que vous vous êtes cassé la tête à baisser et l'envol définitif de la manette poindra même au moment où vous vous retrouverez balancé, à l'envers et paumé dans ses plumes soumis à la bougeotte un peu trop prononcée de votre ami d'infortune... Et pourtant, on s'en moque... Mais alors totalement... Parce qu'en dehors de ces moments de dressage manqué, il n'existe que la grâce. La satisfaction ressentie quand Trico vient à votre secours alors que vous êtes au prise avec ces armures animées souhaitant vous enfermer derrière de mystérieuses portes, le plaisir de le voir prendre le chemin qu'il s'obstinait à refuser de suivre, la joie de le retrouver quand vous êtes séparé de lui et donc en danger viennent gommer chaque moment de colère ou de frustration pour les remplacer par la sensation unique (et peut-être inconnue) de traverser l'aventure avec un ami véritable possédant son caractère et ses facultés de décision. Les aigris vous parleront de scripts et des problèmes qui y sont liés, mais pour cette fois, qu'ils aillent se faire voir.


Le gameplay de TLG n'invente rien, le personnage s'accroche automatiquement dès que c'est possible, les commandes sont extrêmement simples et reposent en grandes parties sur les "ordres" (si "ordre" signifie -demande à laquelle on se plie-, le terme est alors très mal choisi) que vous donnerez à Trico auxquels s'ajoutent quelques objets à saisir, pousser, tirer, accrocher... De temps à autre, il vous faudra également jouer avec le moteur physique parfois curieux du jeu (une tentative de lancer de tonneau sur caisse qui m'a pris 10 minutes...). Vous devrez aussi échapper aux gardes cités plus haut tout en composant avec la lenteur et la maladresse de votre personnage contraint à vainement se débattre pour survivre sans son nouvel ami dans les parages. Remarquons, d'ailleurs le travail incroyable d'animation réalisé sur votre héros, celui-ci trébuche, se relève, court, bondit, s'agrippe et s'accroche aux parois ou aux plus plumes de la bête dans un naturel que n'aurait pas renier le magnifique Inside.


Reste l'esthétisme de TLG, incroyable de beauté, la vallée dans laquelle vous évoluerez respire l'abandon, la solitude et le chaos. Tout a vécu et a été, ne subsistent que quelques traces de mécanismes évolués au sein de ruines brumeuses et mourantes nous rappelant à quel point le temps détruit tout. Le vide des lieux est pourtant habité d'une aura, d'une atmosphère à mon sens jamais vue dans le jeu vidéo. Oui, ces lieux ont une histoire à vous murmurer et leur silence vous la fera entendre. Artistiquement, TLG est bien loin devant la production actuelle, inatteignable même... Rien que la luminosité baissante de la fin de l'aventure, le soleil illuminant les plus inaccessibles tours et baignant Trico blessé de ses reflets rappelle à cette mouvance actuelle du pixel art accompagné d'une musique 8-16 bits/retro le véritable sens du mot poétique. Ne pas parler de la musique pour clore ce point serait faire injustice à une bande son cohérente et sublime dans ces moments lyriques ou lugubre, mélancolique ou mystérieux. Techniquement, le jeu tient la route, s'il souffre de quelques ralentissements, saccades évidentes, rien ne vous empêchera toutefois de profiter pleinement de votre aventure. Sa générosité de détails (le vent sur les plumes de Trico!) et sa profusion de décors grandioses nous laisse parfois penser à une œuvre trop grande et ambitieuse pour les machines sur lesquelles elle tourne.


Il est très difficile d'expliquer l'absolu auquel touche lorsque l'on joue à The Last Guardian. Ce chef d'œuvre contemplatif d'Ueda est aussi rare que précieux dans un paysage vidéoludique devenu trop commun. L'œuvre manie le crescendo avec génie, les débuts seront laborieux, la fin sera bouleversante (la plus belle qu'il m'ait été donné de voir), l'histoire relèvera le défi d'être limpide et belle soutenue par une voix off sublimée par quelques cutscènes, mais surtout TLG est le jeu d'une rencontre, de rencontres plutôt... Celle d'un enfants et d'une bête, celle du joueur et d'un univers unique, celle de Trico, créature inoubliable, belle, agaçante, touchante et tellement crédible qu'il nous fait regretter de ne pas être prisonnier de ce monde qu'on est pourtant censé fuir.

jeds
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le 19 déc. 2016

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