Alors bien sûr j’ai conscience que posée d’emblée comme ça, cette question a quelque chose de violent, surtout à l’égard d’un jeu bénéficiant d’une telle réputation de chef d’œuvre du dixième art. Mais bon que voulez-vous : c’est vraiment la question que je me pose quand on me parle de ce « The Last of Us ». Où est le jeu vidéo ?


Peut-être serait-il bon tout d’abord qu’on se mette d’accord sur ce qu’on entend par « jeu vidéo » afin que vous compreniez ce qui, pour moi, dans cette œuvre, pose problème. De mon point de vue, ce qui fait la spécificité du média « jeu vidéo » c’est qu’il laisse une part d’interactivité au joueur. Contrairement au cinéma, on n’est pas passif face au déroulement de l’action. Notre action impacte le déroulement de l’expérience de jeu. Mieux encore, notre expérience de jeu dépend de notre manière de jouer, de notre technicité, de notre stratégie, de nos choix. Voilà en tout cas ce qu’est ma vision de la chose. Et peut-être que maintenant, vous comprendrez mieux le sens de ma question : dans « The Last of Us » où est le jeu vidéo ?


Parce que – attention – qu’on se comprenne bien : d’un point de vue direction artistique, qualité de l’environnement reconstitué, soin apporté à la constitution de cet univers, je n’ai vraiment rien à reprocher. Oui, c’est très beau, comme souvent avec les studios Naughty Dog. Oui, il se dégage de ce jeu une atmosphère léchée et prenante. Sur ces points je n’en disconviens pas. Seulement voilà, moi j’attends d’un jeu vidéo qu’il sache être immersif autrement que par ses décors, sa musique et le reste de sa direction artistique. J’attends une immersion qui vienne du fait qu’on m’implique vraiment en tant que joueur dans cet univers. Quand je prends la manette en main, j’attends qu’on m’offre une marge de liberté pour découvrir ce monde à ma façon, à la fois dans ma manière de m’y balader que dans ma façon d’interagir avec ce que j’ai tout autour de moi. Avec « The Last Of Us », je n’ai rien de tout ça. Mais quand je dis rien, on est vraiment très proche du niveau zéro du jeu vidéo.


Le jeu commence, je découvre que je vais être une petite-fille… Ah non, pardon, je découvre au bout de dix minutes que je vais être finalement le père de la petite-fille ! Super, ça commence déjà très bien. Je suis en train de me transposer dans un personnage, mais voilà qu’on me jette le trouble sur qui j’incarne. Bon allez, soit. On est au début : pardonnons ce genre d’incohérence ludo-narrative, les longues scènes cinématiques et la passivité globale qu’on a lors des phases de jeu… Le but de tout ça, ça doit être certainement de poser les bases de gameplay et de scénario. Alors soit, baladons-nous au milieu de la foule apeurée et des zombies avec sa fille sur le dos. Personnellement je ne vois pas trop l’intérêt de cette phase de jeu tant elle est lente et téléguidée mais passons. Le gars qui m’accompagne ouvre la porte, il m’invite à la franchir et… Mais qu’est-ce que ? Je meurs ? Mais pourquoi ? Comment je pouvais savoir qu’il y avait un zombie derrière ? Où est-ce que j’ai losé ? …Le jeu se relance. Il me remet vingt mètres avant la porte. Le gars m’invite toujours à la franchir. Bah du coup pour cette fois-ci j’attends. J’avance tout doucement. Le zombie me tombe dessus mais je parviens à m’en dégager après une phase de QTE. Le jeu continue…


Attendez deux secondes. Pause… C’était quoi l’intérêt de cette phase de jeu au juste ? Il s’agissait de m’apprendre à ne pas me précipiter ? Mais en même temps, je ne vois pas en quoi le fait d’avancer super lentement fait que je m’expose moins au vu de la situation. Je ne vois rien de ce qui se passe derrière la porte : mieux vaut que je m’en éloigne au plus vite, non ? Et puis de toute façon, à quoi bon ? J’ai fait le mauvais choix. Quelle a été la punition ? Je reviens vingt mètres en arrière et on y retourne comme s’il ne s’était rien passé ? Mais comment veux-tu que je me questionne sur l’attitude à adopter dans ce jeu si elle est si peu impactante sur le déroulement des événements ? Vous allez me répondre : « Oui, mais c’est normal. C’est que le début ! » Non ! Tout le jeu est comme ça ! En permanence je dois suivre le couloir qu’on a prévu pour moi, je dois attendre que les événements contextuels qu’on a prévu se déclenchent, et ensuite je dois réagir exactement comme le jeu attend que je le fasse. Un mec s’enfuit ? Pas de souci ! Si je loupe un virage, le jeu me remettra pile avant le virage que j’ai loupé. Je me suis fait buter par un gars ? Pas de souci, on reprend deux minutes auparavant et on recommence ! Mais… Mais comment vous voulez que je m’implique là-dedans !? J’ai le droit de ne RIEN faire !


Désolé les mecs de chez Naughty Dog, mais ce que vous avez fait, ce n’est pas un jeu vidéo, c’est un film à angle de caméra libre. Oui, pour moi ce n’est même pas un film interactif ! Parce qu’un film interactif impliquerait l’idée qu’en fonction de mes choix, je n’aurais pas la même histoire ! Là, ce n’est même pas le cas. Ce n’est d’ailleurs même pas écrit comme un jeu vidéo ce « The Last of Us » ! Prenons simplement l’exemple du point de vue de narration. Le jeu a décidé (au bout d’un moment) de me projeter dans le personnage de Joel. Cela veut donc dire que c’est au travers de lui que je vais découvrir le monde ; que c’est en me transposant en lui que je « vivrai » cette histoire. Seulement comment veux-tu que je me transpose en lui si d’un seul coup on me fout une ellipse narrative de plusieurs années dans la face sans rien m’en dire par la suite ? Je me réveille à un endroit. Une nana débarque. Mon personnage sait qui elle est, mais pas moi. Elle évoque une situation que mon personnage connait, mais pas moi. Elle évoque un Robert que mon personnage connait, mais pas moi. Pire : elle me dit d’aller retrouver ce fameux Robert, c'est-à-dire de me rendre en un endroit dont je suis censé être un habitué pour aller retrouver un gars qui est sensé m'être familier, le tout pour démêler un enjeu qui n'est censé avoir aucun mystère pour moi... Sauf que ce n’est PAS le cas ! Paye ta putain de dissonance ludo-narrative ! Moi en tant que joueur, je suis dans une phase de découverte totale ! Or l’histoire et les choses qu’on m’invite à faire impliquent que je sache déjà tout de ce qu’il y a à faire. Des fois on me dit « passe devant », mais je ne sais pas où on est censé aller ! En gros, j’ai juste l’impression de regarder un film, mais que régulièrement, il faut que je réappuie sur la touche « Lecture » pour que l’histoire continue !


Alors après tout, pourquoi s’énerver ? D’accord ! C’est un film ! Un film dont on peut choisir l’angle de caméra ! C’est quand même pas mal comme idée, alors acceptons le format pour ce qu’il est et profitons-en ! Profitons des décors. Profitons de l’intrigue. Profitons des mini-phases d’action… Sauf que, désolé, mais non ! Soit tu fais un jeu et tu le penses comme un jeu, c’est-à-dire avec une marge d’interactivité suffisante pour que le joueur puisse découvrir ce monde à sa façon, soit tu fais un film et tu vires toutes ces phases de tir / infiltration / gymnastique qui ralentissent la narration avec du gameplay vraiment pas folichon ! Parce qu’il y en a vraiment qui se sont touchés après une fusillade de « The Last of Us » en mode « Ouah ! Quelle innovation ! Quelle gamme super-large de possibilités ça nous offre par rapport à la concurrence ! » ?! De même, ça n'a vraiment choqué personne qu'Ellie soit la femme invisible et invincible pendant les phases d'action ? Genre : elle est là, à découvert, mais aucun ennemi ne la voit ni ne la blesse ? Ça n'a vraiment sorti personne du jeu ? Non ? Vraiment ?! Il y en a eu ?! Parce que si c'est le cas, moi il faut vraiment qu'ils m'expliquent...


En tout cas - vous l'aurez compris - cet entre-deux entre non-film et non-jeu, moi, il ne me convient pas du tout. Au bout d’un moment, quand on a choisi de s’exprimer à travers un média, on réfléchit à la grammaire qui lui est propre. C’est comme si je décidais de faire un film qui se résumait à projeter les pages d’un livre à l'écran ! Non mais oh !


Mais bon… C’est vrai que c’est beau… C’est vrai que l’atmosphère est léchée… Je comprends que rien que pour cela, beaucoup pardonnent tout à ce jeu. Tant mieux pour eux. Ils sont légitimes à le penser et à le dire à partir du moment où ils ont vraiment pris leur pied à parcourir cette intrigue et cet univers. Seulement voilà, je pense que les joueurs davantage « ludologues » que « narratologues » ont aussi le droit à leur petit mot afin que personne ne soit dupé sur la came qu’on leur refile. (Si jamais ces mots de ludologues et narratologues ne vous disent rien, je vous invite à aller voir l’excellent épisode de « Game Next Door » sur la question.) Oui, pour un joueur « narratologue » ce jeu dépote tout, et je comprends que tout ce que je dis doit apparaître pour de la mauvaise foi et de l’agressivité gratuite. Seulement pour un « ludologue » c’est ce jeu qui apparait comme malhonnête et agressif. C’est une question de point de vue.


Déjà la saga des « Uncharted » m’avait bien vacciné contre les jeux Naughty Dog. J’ai attendu un peu et laissé une dernière chance à ce jeu qu’on me vendait comme un chef d’œuvre. Malheureusement non : ce « The Last of Us » de Naughty Dog reste bien un jeu Naughty Dog. C’est une philosophie du jeu vidéo qui n’est pas la mienne. Et il me semble que ça ne fait pas de mal que, de temps en temps, on rappelle que certains chefs d’œuvres dits incontournables sont en fait juste des claques bien suggestives qui n’ont pas le pouvoir qu’on leur prétend d’être capable de gifler tout le monde… Voilà qui est maintenant dit. Sans offense j’espère…

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le 29 août 2018

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