Comme beaucoup, j'ai répété à l'envi que Nintendo se devait, après l'échec commercial absolu que fut la Wii U, de vendre ses Switchs comme des petits pains. Au-delà de sa tendance, de plus en plus affirmée et irritante, à se peindre en petit artisan du jeu vidéo et de son marketing aujourd'hui inspiré des pires escroqueries d'Apple (prix délirant des accessoires), la compagnie japonaise avait cette fois pour elle ce qu'on appelle, anglophones qu'on devient, un "system seller". Zelda, sans être la licence la plus lucrative du studio, a à mon sens été celle qui l'a placé, le plus souvent et avec le plus de force, au-dessus de la concurrence. Si Mario et -indirectement- Pokémon resteront, probablement toujours, de meilleures garanties de ventes, Link et ses aventures sont eux, à l'occasion, le terrain d'expérimentation, le laboratoire des changements de fond dans un contexte vidéoludique qui souffre de ses sauts de cabri. C'est ainsi qu'A Link to the Past, Ocarina of Time ou Wind Waker ont en leur temps porté la franchise, et avec elle le reste du marché, vers des sommets artistiques insoupçonnés.
Accueil chaleureux maintenant à Breath of the Wild, qui faisait déjà, quelques jours après sa sortie, une entrée fracassante dans la liste des Zeldas qui, ne se contentant pas d'être excellents, changent l'histoire du média.
En penchant pour l'open-world, genre bâtard (est-ce vraiment un genre, d'ailleurs?) et passe-partout dont tout le monde abuse depuis une décennie, Nintendo prend le risque d'arriver après la bataille et parvient pourtant à larguer une bombe qui envoie tout de go valser ses meilleures inspirations dans l'obsolescence.
Le sentiment de liberté qui empreint chacun de nos déplacements résulte non seulement d'une immersion modèle mais aussi d'une performance magistrale de level-design. Faire d'un monde aussi vaste, vivant et prompt aux interactions (partout), un ensemble aussi cohérent est un demi-miracle. Le gameplay émergent, porté par la générosité de la zone de départ -quel coup de génie-, fait de chaque heure de jeu (et elles sont nombreuses) une expérience unique et particulière. Les souvenirs s'accumulent, on enchaîne tellement les moments mémorables, qu'ils soient prévus ou de notre propre fait, qu'on a peur d'en oublier. On retourne en enfance, on se force à espacer nos sessions pour pouvoir mieux assimiler, pour en profiter un peu plus longtemps.
Les défauts sont là, surtout dans la technique. Le framerate est parfois dégueulasse et les textures frôlent le scandaleux. Mais on s'en tape, c'est beau quand même, si bien qu'on se prend, dans des frénésies d'escalade, à gravir des montagnes juste pour voir du paysage. On arrête de compter les élans d'inspiration, dans les clins d'oeil habiles aux précédents opus, dans les qualités contemplatives de la bande son, dans le soin surprenant apporté à certaines quêtes annexes. On passe sur la facilité malvenue des donjons principaux, on se rattrape sur les 120 (!!!) sanctuaires qui dirigent nos épopées. On se met, au mépris de tous les canons du JV moderne, du challenge supplémentaire (passer en mode pro dans les labyrinthes et la jouer petit poucet en posant des pommes par terre, se dépoiler avant d'attaquer un camp d'ennemis, qu'on réveille à la catapulte de fortune "because we can"). On est conquis, des premiers pas aux dernières flèches décochées, des premières collines aux derniers sommets, du premier bout de bois aux derniers boucliers, de A à Z et de Z à A.
Oui, Nintendo vend ses consoles. Parce que BotW est le nouveau très grand Zelda, parce que BotW est un mètre-étalon, une pierre angulaire, une fondation sur laquelle tout le monde s'appuiera pour les vingt ans à venir. Jusqu'à ce qu'Aonuma, Miyamoto et compagnie décident, dans un nouvel accès prophétique, d'encore une fois mettre un coup de pied dans la fourmilière, d'encore une fois nous épater, d'encore une fois tout changer.