The Witcher. Monument du RPG moderne, affirmation d’un marché entièrement nouveau remettant au placard les bluettes canadiennes de Bioware …
Ou pas.

Parce que bon, ce jeu est bourré de défauts.
Au niveau du gameplay, autant les idées de bases sont appréciables, les combats souples, et autant l’alchimie est extrêmement sympa à utiliser (et utile !), autant le jeu ne se défait jamais d’une répétitivité agaçante, et d’un équilibrage mal foutu. Les premiers chapitres sont plutôt difficiles ; tandis que la fin, si on a pris la peine de collecter tous les objets cachés à droite à gauche, est d’une simplicité assez affolante.
Mais, fondamentalement, un RPG s’apprécie d’abord pour son histoire. Or et vu les éloges que reçoit le jeu à ce niveau c’est assez surprenant - je trouve l’écriture assez moyenne. Encore que, si on veut être précis, autant analyser ça en deux temps : le monde, et l’intrigue.

Le monde fait assez générique, finalement, et souffre d’avoir des environnements pas très variés (ce qui n’est pas une tare atroce, hein, j’ai mis 7 à Dragon Age 2 …). Au final, il manque vraiment un cachet, quelque chose d’unique à cet univers, qui sinon est un peu une caricature de Moyen-Age mâtiné de contes de fées ; le seul moment qui tire vraiment son épingle du jeu est le chapitre 4, qui a une magie propre et quelques moments très poétiques. Justement, les bouquins de Sapkowski (franchement recommandables, au demeurant) insistaient beaucoup plus sur cet aspect : la partie noire des contes, leur aspect violent, sexuel et passionnel venait nourrir ce monde en pleine déperdition, qui se cherchait à la frontière entre deux âges (le fameux « quelque chose commence, quelque chose se termine » qui clôturait la série), entre un temps de légendes et de mythes et le fameux « Temps du Mépris ». Mais là, non.
Tant qu’on parle de cachet visuel, l’art design va du très très bon (Triss, Azar Javed, Rayla, Toruviel …) au vraiment très laid (les randoms PNJ, Jaskier, etc. …).
Par contre, un aspect des bouquins dont ils auraient pu aisément se défaire, c’est leur violence. Sapkowski va souvent très loin dans le dégueulasse inutile : ici, les développeurs crient plutôt à corps et à cri leur ambition de faire un jeu mature, et ça devient assez vite lourd. Les cartes à collectionner en rapport avec les conquêtes féminines du héros, passe encore, même si on peut quand même trouver que ça a un côté assez beauf, ou en tout cas misogyne ; mais entendre en boucle dans les tavernes « ta mère aime sucer des nains », non. Juste non.

Et cette violence ne permet à aucun moment de toucher des problématiques intéressantes. D’où le deuxième point : l’intrigue.
Le fil rouge est très bien géré, et suffisamment intéressant. Mais il y a énormément de maladresses dans la façon de gérer son déroulement, et de façon plus générale les personnages.
Si on ne peut qu’applaudir devant des moments aussi bien trouvés que celui de l’autopsie dans le chapitre 2, on dévie beaucoup trop souvent de la ville de Wyzima et de tous les complots l’environnant, alors qu’il s’agit bien là de la partie la plus intéressante du jeu. Aller collecter dix clés magiques pour ouvrir une tour cachée dans les marais, c’est pas exactement ma définition d’une gestion fine et subtile de l’intrigue ; et il y en a plein, hélas, des moments comme ça – le chapitre 4, mentionné plus haut pour son ambiance extraordinaire, est un grand moment de narration foutraque.
Surtout, et c’est encore plus problématique, il y a beaucoup trop de choix binaires. Ce n’est pas tant le fait qu’il y ait des choix binaires qui pose problème, mais plutôt le fait qu’on les ressente terriblement comme étant binaires.
Un moment que je trouve symptomatique de cette tendance, c’est la quête de l’attaque de la banque. Si on s’allie aux elfes, on fuit par un souterrain, sans que les chevaliers de l’Ordre aient encore attaqué, et on doit occire quelques monstres : qu’est-ce qui empêcherait le héros de dire qu’il a poursuivi lesdits elfes, mais qu’il est tombé sur des monstres qui l’ont ralenti et donc qui l’ont empêché de les traquer plus avant ?
Rien. Sauf que non – choix binaire avec conséquences définitives. Un peu plus de nuances, avec peut-être certaines répliques sélectionnables uniquement avec certaines caractéristiques, auraient été bienvenue.

Et ce genre d’approximation est omniprésente, et mine vraiment le plaisir de jeu. Même les personnages n’y échappent pas : Azar Javed, par exemple, est un méchant tout ce qu’il y a de plus impressionnant, mais ses motivations (à part qu’il est méchant, bien sûr) ne sont jamais expliquées une seule seconde. Comment, par exemple, se positionne-t-il par rapport aux projets de ses supérieurs ? A la prophétie que suivent ces derniers ? Pas de réponses.
Geralt, aussi, a une singulière tendance à me pomper l’air. C’est pas nouveau, je pouvais déjà pas le blairer dans les bouquins. Le doublage français n’arrange rien, mais je crois que c’est surtout la conviction profonde des scénaristes que tout ce qui sort de sa bouche est forcément classe ou profond qui l’enfonce.
D’ailleurs, puisqu’on parle des scénaristes, voilà un message pour eux : arrêtez de coller des citations, voire des dialogues entiers des bouquins dans votre jeu. Sorti du contexte, ça n’a pas grand intérêt et ça ne sert qu’à rendre le scénario plus confus.

Enfin, pour revenir sur les choix binaires, parlons un peu du conflit elfes/Ordre. C’est un thème riche, la ségrégation, ou en tout cas l’opposition entre deux philosophies aussi tranchées : même dans un jeu aussi bancal que Dragon Age 2 (que je cite pour la deuxième fois, tiens), on peut en tirer plein de dilemmes passionnants. Sauf qu’ici, j’ai l’impression qu’ils ne s’en servent jamais que comme de toile de fond : on n’a pas tous les éléments ; ce conflit ne prend jamais vie, on ne sent pas les problématiques sociales qui pourraient en découler, ni en quoi cela nous dit quelque chose sur nous, humains. C’est un peu trop caricatural, et on y consacre jamais le temps qui convient, perdu entre plein d’autres intrigues dont quelques-unes complètement inutiles.

Ceci dit.
La fin.


SPOILERS, ENORMES, COLOSSAUX, GIGANTISSIMES SPOILERS ! (la fin, en fait)






Dernière chance pour les inconscients …

Ce twist de fin, mon Dieu. Déjà, faire du méchant le Grand Maître était un coup de génie ; ses motivations sont extrêmement riches et bien trouvées … Mais le petit détail qui tue, dans les trente dernières secondes : le Grand Maître est Alvin.
Le petit garçon que l’on a sauvé, aidé et dorloté tout au long du jeu.
Pour les lecteurs de l’excellent mensuel JV, je ne peux que les renvoyer au papier du numéro 2 analysant la confrontation avec l’Etranger à la fin du Walking Dead de Telltale ; c’est un peu la même chose ici – Alvin/Jacques, c’est un monstre, dans le sens originel du terme : un assemblage de parties disparates. Mais ce qui est à la fois troublant et terrible, c’est que c’est nous qui construisons ce monstre, qui en choisissons les pièces. Ce n’est pas un hasard si les réponses que Geralt apporte à ses questions existentielles de petit garçon forgent ensuite ses convictions telles qu’ils nous les exposent dans l’épilogue : c’est le miroir de nos choix, notre monstre personnel.
Du coup, tout le jeu se développe autour du Destin. Le Destin qui a fait revenir le héros d’entre les morts, qui va finir par engloutir le monde dans un hiver éternel, que Jacques/Alvin veut empêcher, alors qu’au final il n’est qu’une victime. Victime qui se fait emporter par ce mystérieux Roi de la Chasse, ou tuer par Geralt : dans les deux cas, rien ne change, et la lutte du héros semble d’autant plus absurde. Il a beau lutter contre « l’ordre nouveau » de Jacques, au final, ça n’enlève rien à son statut de relique, et rien n’a changé : le cataclysme annoncé aura bien lieu, les manigances politiques des uns et des autres ne finiront sur rien – l’action est impossible, et seul le Destin règne en maître.
Chacune de nos actions, chaque détail de jeu ne montre qu’une seule chose, le destin en marche, impossible à stopper, peu importe nos choix. Génial, parfait, puissant : c’est un des seuls retournements qui peuvent vous pousser à rejouer intégralement au jeu dans une perspective complètement différente.

Et ça, c’est bien. C’est même positivement génial.
Ils auraient fait un jeu juste là-dessus, ça aurait même été parfait.




FIN DES ENORMES, COLOSSAUX, GIGANTISSIMES SPOILERS
EustaciusBingley
7

Créée

le 2 juin 2014

Critique lue 378 fois

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