Par Victor Moisan

Il est des jours où la critique s’avère un exercice délicat : comment évoquer les défauts d’un jeu qu’on sent imputable aux caractéristiques d’un genre, sans pour autant condamner le genre lui-même ? Dire que DanganRonpa 2 est paresseux, mal écrit et sans queue ni tête, n’est-ce pas risquer d’oublier ce qui fait justement le sel du visual novel : son amateurisme débraillé et sa propension cathartique à mettre en scène des fantasmes en tous genres ? Car à l’origine, ces jeux sont le cheval de bataille des doujin, développeurs du dimanche japonais, solitaires et indépendants qui se réunissent en cercles de passionnés pour partager des œuvres autoproduites. L’écriture par accumulation (de dialogues ingénus, de stéréotypes, de situations racoleuses, etc.) est le moteur catégorique de ces fictions folles et parfois étincelantes.

Folle, l’intrigue de DanganRonpa 2 l’est assurément puisqu’elle reprend l’argument du premier épisode (Trigger Happy Havoc, sorti en début d’année sur PS Vita). De jeunes garçons et filles d’un lycée d’élite sont pris en otage et sommés de participer à un jeu de massacre organisé par un nounours machiavélique. Si d’aucuns ont rapproché cela d’un certain exotisme « extrême » de la culture japonaise (le film Battle Royale de Fukasaku en tête), on peut remonter la filiation aux contes noirs de l’adolescence à travers le monde. Comme dans Charlie et la Chocolaterie, par exemple, il s’agit ici de rassembler une quinzaine de figures malades d’unidimensionnalité : il y a l’infirmière soumise, l’athlète olympienne, la gameuse lunaire, etc. Mêlant cruauté et morale, le récit se charge d’éliminer ces protagonistes un à un. Les personnages sont des poupées et le stéréotype finit toujours par être puni par où il a péché.

Il y aurait alors un discours passionnant à mener sur le conformisme aux modèles sociétaux pendant l’adolescence, la formation d’images stéréotypées du « moi » comme recherche d’une identité en devenir, tous ces masques s’entretuant alors que se constituent les aspérités de l’individualité. Malheureusement, les auteurs qui donnent leurs voix aux personnages sont bien loin de ces préoccupations. Niveau textes, on reste aux ras des pâquerettes. Ce qui aurait pu être un roman choral de précision tourne vite à la cacophonie. Chaque personnage, conscrit dans son propre petit rôle, n’est à chaque phrase qu’une répétition poussive de son cliché. Pour un jeu de mystère, tout est trop dit, trop appuyé, seize (personnages) fois trop, et il faut attendre que le casting ait été décimé pour que l’intrigue gagne enfin un semblant de cohérence dans les derniers chapitres.

L’esthétique pop de DanganRonpa 2 a pourtant de quoi séduire. Loin du bunker terne de Virtue’s Last Reward, l’île tropicale de Jabberwock est émaillée de lieux d’attraction colorés. Le character design est propre et hétérogène, le style punchy. Tout ici n’est qu’illusion, déformation du réel. Mais cette apparence fantaisiste pose un problème de crédibilité : comment inciter le joueur à exercer son sens de la déduction dans un jeu d’enquêtes situé à l’intérieur d’un monde sans logique ? Las, les phases d’enquête qui constituent le cœur du titre déçoivent par leur aspect brouillon. Ce sont des histoires à dormir debout que le joueur devra suivre tel un spectateur, validant laborieusement les étapes successives de leur résolution, ponctuées par les exclamations de personnages candides alors qu’on aura depuis longtemps compris le truc. Appuyer sur X fait défiler des « oh ! », des « ah ! », des crépitements et des sons de cloches, ad nauseam (le « montage » sonore et visuel de l’ensemble est particulièrement écoeurant). On s’endort à regarder ces personnages s’affoler dans leur bocal, et ce ne sont pas les quelques mini jeux aussi sommaires que peu inspirés qui apporteront de la pertinence aux phases de procès. N’est pas Phoenix Wright qui veut.

En définitive, c’est cet amalgame de styles de jeu, de tons et de clichés qui porte préjudice à DanganRonpa 2 – tout comme c’était déjà le cas pour le premier épisode. Non content d’être à la fois un visual novel et un jeu d’aventure, le titre se rêve en friendship sim. À certains moments, on parcourt l’île pour passer du temps avec nos camarades. Trop succincts, ces passages ne permettent pas aux personnages d’exister davantage. Pire, la façon dont on cultive nos relations – en offrant des cadeaux aux intéressés – se rapproche d’un autre mini jeu où l’on élève un simili tamagotchi en lui donnant des objets. On gère ses amis comme on s’occupe de son animal domestique, ce qui en dit long sur la misanthropie généralisée du jeu. Car DanganRonpa 2 est surtout un petit théâtre cruel pour apprentis tortionnaires. Son goût pour la punition confine au malaise en évoquant la peine de mort (rappelons-le, toujours en vigueur au Japon), mais le jeu n’en fait rien. (À propos de société japonaise et de distanciation brechtienne, autant regarder La Pendaison de Nagisa Oshima qui était autrement plus politique.) Si le génial Persona – avec sa déformation jungienne des zones noires de l’adolescence – est un jeu de l’âge lycéen, DanganRonpa serait plutôt un jeu de l’âge collégien – c’est-à-dire du petit bourreau ingrat qui emprisonne les mouches sous un verre et leur arrache les pattes.

Se complaisant dans cette posture primitive du créateur tout puissant, le jeu est néanmoins traversé d’éclats d’audace. Ainsi, le mélange formel donne lieu à quelques surprises, comme lorsqu’il faut résoudre un meurtre en jouant à un épisode officieux de Twilight Syndrome, survival horror nippon de l’ère PS One. Et puis, il y a ce sang mauve fluo qui jonche les scènes de crimes, irréaliste, que n’aurait pas renié le Godard de Week-end. Dans ces moments, DanganRonpa 2 cesse de draguer un public avide de sévices et de héros décérébrés pour renouer avec la promesse initiale du visual novel : l’exception narrative. Adieu désespoir !
Chro
4
Écrit par

Créée

le 11 sept. 2014

Critique lue 919 fois

5 j'aime

1 commentaire

Chro

Écrit par

Critique lue 919 fois

5
1

D'autres avis sur Danganronpa 2: Goodbye Despair

Danganronpa 2: Goodbye Despair
Soupir
3

Désespoir ultime

Critique full spoilers, attention. Lorsqu'un jeu choisit d'entourer sa cohérence interne de mystère, plus le temps passe plus la nécessité que cette cohérence soit satisfaisante devient importante et...

le 9 mai 2016

9 j'aime

5

Danganronpa 2: Goodbye Despair
Red13
8

Pourquoi n'ont-ils pas repris "Don't Let the Bed Bug Bite" ???

L'introduction pour tout le monde Danganronpa ... Derrière cette appellation suscitant un sentiment d'exotisme se cache une saga à ce jour en 2+1 volets, retraçant les aventures d'un groupe de jeunes...

le 22 juin 2016

9 j'aime

10

Danganronpa 2: Goodbye Despair
FoucheurGK
9

L'Ultimate Adventure – Trial Game ?

"Come and play in my world, following my rules." – Theory of Game Motivation Loop. La loi immuable à appliquer sur chaque jeu à chaque partie. Si on n’est pas en accord avec cette phrase, on peut...

le 28 sept. 2014

8 j'aime

Du même critique

Les Sims 4
Chro
4

Triste régression

Par Yann François « Sacrifice » (« sacrilège » diraient certains) pourrait qualifier la première impression devant ces Sims 4. Après un troisième épisode gouverné par le fantasme du monde ouvert et...

Par

le 10 sept. 2014

42 j'aime

8

Il est de retour
Chro
5

Hitler découvre la modernité.

Par Ludovic Barbiéri A l’unanimité, le jury du grand prix de la meilleure couverture, composé de designers chevronnés, d’une poignée de lecteurs imaginaires et de l’auteur de ces lignes, décerne sa...

Par

le 10 juin 2014

42 j'aime

Broad City
Chro
10

Girls sous crack.

Par Nicolas Laquerrière Girls sous crack. Voilà la meilleure façon de décrire Broad City, dernière née de Comedy Central (l'historique South Park, l'excellente Workaholics, etc), relatant les...

Par

le 4 août 2014

30 j'aime

1