Dear Esther
6.1
Dear Esther

Jeu de The Chinese Room et Curve Digital (2012PC)

Désigné comme un OVNI jeuvidéoludique, qualifié délicatement de logiciel (par la rédaction de JV.com), de promenade ou de conte interactif, Dear Esther est malgré tout bel et bien un jeu-vidéo : il est vendu comme tel, présenté comme tel et possède une logique ludique (basique certes). Ce qui frappe en premier lieu, c’est la beauté des décors. Pourtant, le jeu est développé à l’aide du moteur d’Half-Life 2 sorti en 2003 soit presque dix ans avant la sortie de Dear Esther. Puisque nous sommes sur PC, les moteurs sont plus puissants et Source reçu des patchs au fil des années améliorant ses performances à mesure de l’avancement des technologies. Ceci explique cela !
Néanmoins l’origine de ce sentiment de beauté est moins à trouver dans la puissance graphique du moteur que dans la minutie des décors, l’intelligence des plans, la fluidité des tableaux où l’on passe de falaises escarpées à de petites plages vierges aux dunes fournies de mauvaises herbes, aux caves phosphorescentes d’une lumière vive à la torpeur d’un clair de lune nuptial… Avec cela, la fraicheur d’un vent qui fouette le personnage et que l’on peut sentir malgré l’écran ; la musique, sublime, qui appuie délicatement la narration et l’immersion ; le sound design discret et oppressant ; la lumière tantôt douce, tantôt tranchante. En bref, Dear Esther c’est de la poésie. Mais que signifie cette aventure, linéaire de pime abords ? Le jeu est la quête vers une antenne qui brille au loin narré par un personnage blessé qui raconte l’histoire sibylline et triste de son propre périple vital. Attention, à partir d’ici on spoil !



Chère Esther



Découpé en quatre actes pour autant de tonalités, le jeu débute sur une petite berge. La voix du narrateur nous accompagne : « Chère Esther… ». Le Phare, La Bouée, Les Cavernes, L’Antenne. Quatre étapes. Le Phare en premier donc…
J’y entre. Des objets manufacturés vétustes dépérissent face au temps et foulent un sol poussiéreux. Je m’avance dans ce qui semble être l’intérieur de la tour du petit phare disposé à l’orée de mon point de départ. En levant la tête, j’entrevois furtivement au sommet d’un collimation sinusoïdal une silhouette noire transparente qui s’évapore aussitôt, comme effrayée. Continuant mon chemin, j’arpente la falaise d’un chemin balisé. Le narrateur s’adresse à Esther, au loin j’aperçois la lueur rouge d’une antenne qui pulse par intermittence à travers la brume opaque de l’île. Qui est Donnelly ? Et l’Hermite ? Et ce Paul dont le narrateur nous parle au fur et à mesure que l’on avance dans l’iode des côtes nordiques ? Le discours narratif oscille entre des morceaux de réel à propos de notre présence sur l’ile et un charabia brumeux comme l’air qui filtre la lueur rouge au loin supposée me guider.
En sortant des falaises, je m’enfonce un peu dans les terres. Le vent foule les herbes hautes et la mer nous rappelle sa présence par l’intermittence du bruit des vagues. Je croise une première grotte. Je poursuis mon chemin. Arrivé sur une plage, je me dirige vers une épave de bateau. Au loin, j’aperçois la silhouette noire qui marche. Je décide de la rejoindre. Elle n’est plus là. Petit à petit, je commence à comprendre quelques éléments de scénario. Esther est morte dans un accident de voiture, elle fût probablement la femme du narrateur. Paul l’aurait tué, ou est-ce l’alcool qu’il bu avant d’arpenter cette autoroute M5 qui est responsable ? Si mon personnage marche lentement et ne peut pas sauter, c’est parce qu’il a le fémur cassé suite à une chute… Un handicap de gameplay justifié par le scénario. Il n’y a, de toutes façons, nul ennemi à fuir ici bas, aucun timer à battre, aucune plateforme à rejoindre. Je passe devant mon lieu de résidence : une baraque en ruine. Des livres, un sac de couchage, de la poussière… On me raconte l’histoire du berger ayant construit cette maison dans l’espoir de se notabiliser, mort sans personne pour honorer sa sépulture. En a t-il d’ailleurs une ? Avant de rentrer dans la grotte j’observe de drôles de pierres. Par terre, il y a une bible et un livre de chimie.
J’arpente l’intérieur de la grotte magnifique à l’ambiance irisée, lunaires et aux lumières crues, la roche incrustées de fameux cristaux bleutés. Au fur et à mesure que j’avance, des peintures murales se font de plus en plus présentes. Elles représentent des infographies de molécules chimiques : de l’alcool peut-être ? Des passages de la bible sont cités sans leurs références… En sautant dans un trou d’eau, j’ai la vision d’un bout de périphérique avec un lit de mort vide. De la grotte je m’extirpe sur le rivage en me trainant. Vingt-et-une feuilles pliées en forme de bateau sont posées au bord de l’eau. Des mots pour Esther. En montant vers l’antenne, la rouge lueur de l’antenne crépite inflexiblement, tandis que je revois une dernière fois la silhouette noire au loin marcher là où je me rend. Quelques minutes plus tard, mon personnage saute dans le vide et s’envole tel une mouette de l’île…



Quelques éléments de réponse



Le jeu est très court. Une heure suffit à en faire un tour complet pourtant il faut le refaire pour situer l’ensemble des éléments dans la démarche de l’auteur. Volontairement floue, l’expérience ludique ouvre la possibilité d’une interprétation libre. Le jeu ne possède que deux éléments de gameplay qui en font un soft très sobre : une brique de gameplay Move, on déplace un personnage dans un décors, et de l’aléa sur le texte du narrateur ce qui fait que chaque partie dévoile l’histoire d’une manière différente. Je me suis procuré l’intégralité du texte et voici ce qu’il en ressort. Nous verrons néanmoins que ce n’est pas le seul élément signifiant de l’histoire, loin s’en faut.


Il y a des occurrences qui reviennent souvent : le nombre vingt-et-un revient 11 fois dans les textes. A chaque fois pour désigner un élément de temps (seconde, répétition), de nombre, d’unité (kilomètre). Cette redondance n’est pas véritablement explicitée, on peut cependant établir un lien entre ce chiffre et des passages de la bible provenant de différentes traductions : l’acte 9-3 (vingt-et-un multiple de trois) qui parle de la conversion de Paul de Tarse au christianisme et dont des extraits parsèment les murs des falaises du jeu, il y a aussi Isaiah 17:1 etc… On peut voir également un lien avec le fameux 21 grammes, poids supposé de l’âme humaine mesuré par le Dr Duncan MacDougall au début du 20eme siècle. De même, l’occurrence mouette est rapportée 11 fois, elles semblent avoir été les seules compagnons du narrateur jusqu’à ce qu’elles disparaissent de l’île. La mouette, d’une certaine manière peut représenter la pureté et la liberté, la libération en s'arrachant de la terre. L’île en tant que tel est citée de nombreuses fois. Elle joue le rôle d’isola(tion) dans tous les récits (c’est de là que vient son étymologie). Le héros est retenu sur l’île et ne peut en sortir sans être sorti victorieux d’une épreuve. Dans l’Odyssée, Ulysse doit quitter l’ile depuis laquelle Calypso le retient par amour et il n’y parviendra que par l’intervention divine de Zeus et d’Athéna. L’île de Lost est un autre exemple de la fonction narrative de l’île : un lieu fermé du monde et contenant une série d’épreuves et par lesquelles le héros doit chercher à partir, fut-ce par le sacrifice de sa vie. L’analogie entre Lost et Dear Ester est possible : les deux œuvres concentrent leur propos autour d’une mythologie christique (fresque de Jacob et apocalypse chez Lost, révélation divine et transformation de l’être chez Dear Esther). Ils développent tous deux une île dont le mécanisme même est la voie par laquelle s’effectue le récit : l’élément décisif dans Dear Esther est un chemin que le héros boucle tous les jours jusqu’à l’épuisement et la libération.


Un dernier élément important porte sur le corps du narrateur :



  • « – L’infection dans ma jambe est une plateforme pétrolière qui
    drague la boue noire au plus profond de mes os. »

  • « – Je voyage à travers mon propre corps, suivant la ligne de
    l’infection depuis le fémur brisé jusqu’au cœur. »

  • « – Si les cavernes sont mes entrailles, ça doit être l’endroit où
    les calculs sont créés en premier. »


Il souffre de calculs rénaux et d’un fémur brisé. Il compare son corps à l’île dans laquelle il voyage, le chemin brisé se rapporte à son fémurs et ses calculs à la grotte couverte de stalactites. Ainsi l’île est l’élément extérieur qui sert de support à son périple, mais aussi le reflet de ses souffrances intérieurs, à commencer par celles qui sont physiques. L’île est composée de souvenirs : portaits photographiques, bougies, dessins sur les murs, cahiers, feuilles. Tout semble figé ce qui peut indiquer que l’île n’est pas nécessairement une réalité tangible mais un entre-deux comme un purgatoire. C'est un classique de la mise en abime mais l’apparition que l’on peut apercevoir tout au long du jeu renforce cette hypothèse.



Qu’est ce que datfuq le fin mot de l’histoire ?



Dans tout ce foutoir, comment interpréter la question du sens dans ce jeu : D’une part, le script nous informe finalement pas mal sur la situation et en lisant bien on peut repérer des éléments redondants qui aident à la lecture. D’autres part, la symbolique déployée par l’univers du jeu (l’île, le chemin, le phare, la mouette) est suffisamment cohérente pour arriver à résoudre en partie le puzzle. Je dis bien « en partie », car en vérité j’ai deux hypothèse qui sont contradictoires et qui ne boucles pas l’histoire. Je m’explique.


//première hypothèse : la rédemption et le dédoublement de personnalité.


Commençons déjà par dire que Esther est Donnelly et que Paul est Jakobson (c’est révélé durant la dernière scène). Paul est responsable de la mort d’Esther et en ressent beaucoup de culpabilité. Le narrateur, lui, éprouve de la colère vis-à-vis de Paul. Les deux se sont trouvés sur l’île à un moment donné, c’est le lieu où l’on expie son crime. Paul est mort sur l’île, peut-être tué par le narrateur qui erre par la suite à travers le chemin pour établir sa transformation (en mouette). Le narrateur suit un chemin, comme Paul de Tarse (l’apôtre cette fois-ci, mais l’analogie entre les deux Paul n’est pas anodine) sur celui de Damas. Car c’est de sa transformation dont il est question dans les versets écrits sur les murs. De ce fait, je pense que Paul Jackobson n’est autre que le narrateur, l’île est son purgatoire depuis lequel il tue celui qu’il était et qui a détruit la femme qu’il aime par son alcoolisme chronique (et qui lui provoque des calculs aujourd’hui) en prenant le volant ivre. Plusieurs choses portent à croire cela : d’une part le narrateur répète qu’il a lui-même dessiné les murs et ces mêmes murs sont tapissés de dessins représentants des molécules chimiques. Or Paul travaille pour l’industrie de la chimie. D’autre part, il parle de Paul comme d’une partie de lui :



  • « – Je suis de plus en plus incapable de définir le point où l’ermite
    finit et où Paul et moi commençons. »

  • « – Je me bourre de diazépam comme le jour où je paniquais pour des
    examens en chimie. Je révise mes options pour une longue vie
    heureuse. »

  • « – C’est comme si quelqu’un avait saisi la voiture et l’avait secoué
    comme un cocktail. La boîte à gants s’est ouverte et s’est vidée, de
    même que le cendrier et le coffre ; »


Sur le chemin de Damas, Jésus demande à Paul de Tarse pourquoi lui fait-il du mal. De la même manière, l’objet de l’adoration du narrateur est Esther à qui il a fait du mal et à qui il cherche le pardon. L’apparition que l’on aperçoit sur le chemin est le fantôme d’Esther (c’est validé par des vidéo montrant l’intérieur du jeu hacké) qui l’accompagne vers sa transformation. La révélation sur le chemin permettra au narrateur de retrouver une sérénité et la vision de son Esther avec qui il dit voler lors de sa transformation finale…


//seconde hypothèse : la violence et le suicide


Une autre manière de lire le script prend les choses au sens plus littéral et fait l’économie de la symbolique biblique. Paul est responsable de la mort d’Esther. Il est dévasté, se rend sur un île, rencontre un ermite qui meurt. Paul meurt dans un accès de délirium. Le narrateur rejoint l’île, entame un voyage autour de l’île pour comprendre les actes de Paul et faire son deuil, y reste bloqué sans aucune connexion avec le monde extérieur et choisit le suicide comme ultime recourt à sa solitude.



Cher jeu



Le jeu-vidéo, en tant qu’il fait jouer, est particulièrement bien placé pour participer au renouveau des structures narratives comme le genre de la série est en train de le faire depuis une dizaine d’année. Grâce à de simples structures de gameplay (move et random), l’expérience à vivre que constitue le jeu permet au récit de se forger sur d’autres modes de narrations. Ici, la contemplation participe à la mise en place de l’univers et donc de l’immersion et du plaisir. La jouabilité n’est pas qu’une relecture, c’est une autre expérience. Et pourvoir s’arrêter, écouter le narrateur en regardant la mer ou en essayant de sauter dans le vide « pour voir ce que ça fait »… Ce sont des détails qui modifient en profondeur l’expérience de l’histoire. Il faut jouer à Dear Esther pour se rendre compte de ce qu’est un jeu-vidéo, car sa forme épurée est aux frontières du medium. On assiste, sur le cul, à une histoire qui a tout de même sacrément de la gueule !


Perinde ac cadaver.

Pôleperdu
9
Écrit par

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Créée

le 1 mai 2015

Critique lue 190 fois

Paul Balmet

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