Paradise Killer
7.7
Paradise Killer

Jeu de Kaizen Game Works et Fellow Traveller (2020Nintendo Switch)

Une ode à la liberté pour un jeu d'enquête paradisiaque.

Au cours d’une année de jeu vidéo, sous l’épaisse couche de grosses superproductions qui tachent ou de jeux indépendants prometteurs qu’on attendait avec plus ou moins d’impatience, se cachent parfois aussi ces quelques titres qu’on n’avait pas vu venir. Ces curiosités qu’on n’attendait pas une seule seconde, ou dont on ignorait l’existence avant de se risquer à en acheter une sur un coup de tête, interpellé par sa direction artistique intrigante ou son appartenance à un genre dont on a l’habitude d’écumer tous les habituels représentants. Dans le cas de Paradise Killer, c’est le hasard du visionnage de la vidéo de Septembre 2020 des sorties du Nintendo E-Shop, que je ne regarde normalement jamais, qui l’ont mis pour la première fois sur ma route. S’annonçant comme un petit jeu d’enquête en vue subjective dans un univers semblant très particulier, je l’avais gardé dans un coin de ma tête, en me disant qu’il pourrait-être intéressant de tenter le coup quand j’aurais un peu plus de temps. Je l’oubliai un temps, son titre s’effaçant progressivement de ma mémoire, jusqu’à ce que ses visuels atypiques me reviennent à l’esprit un matin de début décembre. Je m’attelai donc à retrouver le nom de ce si mystérieux jeu en arpentant YouTube à la recherche de la vidéo dont j’avais oublié jusqu’à la date. Et quelques heures plus tard, me voici sur l’E-Shop en train de télécharger par pur coup de poker un jeu dont je ne sais alors pratiquement rien, pas même s’il a été reçu positivement où que ce soit. Rien ne pouvait donc me préparer à la spectaculaire claque que j’étais sur le point de me prendre. Celle qui justifie que je parle aujourd’hui de ce très libre compromis barré entre Dangan Ronpa et Ace Attorney, qui semble presque totalement inconnu en France, mais qui mérite tant d’être placé sous le feu des projecteurs, ne serait-ce que le temps d’une critique.



Le Paradis est pavé de mauvaises intensions



Si la direction artistique se montre aussi originale qu’attendu, l’univers de ce Paradise Killer se montre tout aussi singulier. Le background se montrant étonnamment riche et impossible à détailler sans en écrire des tartines, essayons de le schématiser en quelques lignes. Tout commence donc sur une île du Paradis, où un groupe d’humains immortels répondant au nom de Syndicat cherche à entrer en communion avec les Dieux, à l’aide de prières et de rituels sacrificiels de « citoyens » plus lambda. Mais la situation se dégrade au moment où ces cérémonies finissent par engendrer des invasions régulières de démons, notamment capables de prendre possession d’un hôte pour le faire agir à leur guise. Afin d’endiguer chaque excès de corruption, il est donc régulièrement décidé de mettre fin au cycle de vie d’une île, puis d’en bâtir une nouvelle redémarrant sur des bases plus saines. Cela en espérant que les améliorations apportées à chaque essai aboutiront un jour à la terre paradisiaque sécuritaire dont tout le monde rêve.


Et c’est à l’aube de ce jour radieux que notre histoire prend place alors que l’architecte, Carmelina Silence, pense avoir atteint le sommet de son art avec la conception de son ultime île sobrement appelée Perfect 25. Mais alors que les préparatifs de l’extinction de la précédente sont sur le point d’arriver à leur terme, le Conseil, administration à la tête du Syndicat, est soudainement massacré en pleine nuit, supposément par un citoyen possédé. Mais compte-tenu des circonstances, la Juge, entité neutre responsable de la partie juridique de l’île, décide de confier l’enquête à Lady Love Dies, une ex-enquêtrice réputée mais placée en exil depuis plusieurs millénaires pour s’être laissée abuser par un démon. C’est donc en sa compagnie que nous partirons dans sa quête, pour le moins atypique, de la vérité.



« Investigate, freak ! »



Dans le principe, Paradise Killer s’apparente à une sorte de Phoenix Wright en monde ouvert qui se serait focalisé sur une seule grande affaire, en donnant plus de corps à sa partie investigation. Concrètement, on passera la majeure partie de son temps à fouiller les moindres recoins de ce petit paradis perdu à la recherche d’indices, objets ou témoignages, susceptibles de nous aider à comprendre le fin mot de l’affaire. En vrac, il faudra notamment analyser les scènes de crimes afin d’accumuler des indices ou théories, à confronter aux éventuels mensonges de nos interlocuteurs. On trouvera aussi régulièrement ce qu’on appelle des cristaux de sang, qui incarnent ici la monnaie du jeu. Rapidement indispensable, elle permettra d’utiliser la fonction de voyage rapide, de débloquer de nouvelles aptitudes, ou même d’acheter de précieux secrets auprès de la star populaire Crimson Acid, qui pourront largement vous aider dans vos recherches si vous commencez à vous sentir perdus. Plus accessoire, les amateurs de collectibles pourront également s’amuser à sillonner les différentes zones à la recherche de reliques destinées à étoffer le background du jeu de par leur description.


Durant toute l’enquête, Lady Love Dies sera secondée par Starlight, une sorte de super ordinateur aussi bien capable d’analyser des échantillons de sang que de décrypter les codes de sécurité des différents dispositifs du Paradis. De temps à autres, il faudra tout de même lui trouver quelques mises à jour améliorant ses capacités de décryptage. Des phases de hacking qui constitueront le principal théâtre des quelques énigmes parsemant l’aventure, essentiellement à base d’images à reproduire. C’est également par lui qu’on accèdera à l’interface où seront répertoriés et classés tous les éléments et dossiers qu’on aura pu trouver sur les différents cas ou suspects, ou encore la carte générale pour mieux se repérer, même si son manque d’interactions ne la rend pas des plus pratiques.


Discuter avec les différents personnages et régulièrement les confronter à nos différentes trouvailles sera certainement la meilleure manière de faire avancer l’enquête. Leurs séquences de dialogues seront principalement divisées en deux axes : les questions directement ou indirectement liées au meurtre, ou avoir une conversation plus personnelle. La première option est celle qui permettra notamment de se la jouer Phoenix Wright ou Dangan Ronpa avant même le procès, en opposant les preuves ou témoignages préalablement trouvés à d’éventuelles allégations douteuses. L’autre, toute aussi importante, permettra d’augmenter ses affinités avec le personnage en question, ce qui pourra finir par l’inciter à vous faire une révélation potentiellement décisive au sujet de l’affaire. Au-delà de la qualité de cet univers complètement décalé, mais pourtant parfaitement cohérent et réussi, ces innombrables entretiens avec ce panel de figures atypiques permet de mesurer toute la qualité d’écriture du titre de Kaizen Game Works. Du jovial docteur Doom Jazz à l’agressive Grande Marshall Akiko, en passant par le très illuminé Witness To The End, tous ont une véritable personnalité, et la plupart d’entre eux sauront nous marquer ou nous surprendre d’une façon ou d’une autre. Mention spéciale, au passage, à l’hilarant Démon Shinji que l’on croisera un peu partout durant tout notre parcours, et pour lequel on se surprendra à fouiner plus que de raison afin de ne rien rater de ses apparitions.



Ma liberté de penser



Mais ce qui va faire une grande partie du charme de cette vaste enquête reste cette totale liberté laissée au joueur dans sa marge de manœuvre. La juge nous met rapidement la puce à l’oreille lorsqu’elle nous dit de prendre le temps qu’il nous faut pour procéder à nos investigations, puis de revenir la voir dès que l’on se sent prêt à démarrer les audiences. Et dans la pratique, on comprend rapidement que ce n’était en aucun cas des paroles en l’air. En effet, à la manière d’un Zelda Breath of the Wild, Paradise Killer ne s’encombre d’aucune étape obligatoire, hormis son prologue et son procès final. On parcourt l’île comme bon nous semble sans grande contrainte, et l’ordre de nos découvertes variera en fonction des choix d’exploration de chacun. Ça sera également à nous de nous forger notre opinion sur ce qui s’est réellement passé en fonction des informations rassemblées. Et libre à nous, si on le souhaite, de mettre un terme aux recherches de façon prématurée afin d’exposer au tribunal la vérité qui nous convient.


Car sans trop le spoiler, ce fameux procès final a le bon goût de reposer sur ce même principe de libre arbitre. Dans le principe, élucider le massacre du Conseil passera par la résolution d’autres crimes sous-jacents, pour lesquels il vous reviendra à chaque fois de désigner un coupable parmi tous les suspects potentiels. Une responsabilité qui nous incombe mais qui, là encore, sera laissé à notre totale appréciation. Vous savez qu’une personne est coupable mais vous êtes trop attaché à elle pour vouloir la faire condamner ? Rien ne vous empêche alors d’incriminer quelqu’un d’autre pour peu que vous ayez rassemblé suffisamment d’éléments pour convaincre la Juge de l’éventuelle implication de votre nouvelle cible. Et il sera amusant de constater que les auditions elles-mêmes pourront faire évoluer les choses, les suspects désignés et acculés n’hésitant parfois pas à dénoncer leurs éventuels complices histoire de ne pas porter le chapeau tout seul. Alors bien sûr, il existe une réponse cohérente et claire à tout ce qui s’est passé. Mais contrairement à la plupart des jeux du genre, elle n’est en aucun cas une fin en soi, et n’est entre les mains du joueur, qu’une vérité parmi tant d’autres. Car le vrai tour de force de Paradise Killer est de nous laisser toute la latitude et les possibilités pour façonner à notre guise le dénouement qui nous convient le mieux, avec tout ce que cela implique comme conséquences, qu’elles soient éthiques ou morales. Même l’épilogue a été pensé dans ce sens, ce qui ne fait que renforcer cette idée d’une enquête dont Lady Love Dies (et donc le joueur) restera la maîtresse des tenants et des aboutissants du début à la fin.



Lady Loves English



Evidemment pour rendre l’exploration agréable et susciter l’envie d’en découvrir toujours plus, encore fallait-il en pratique que son cadre paradisiaque soit à la hauteur. Alors évidemment nous sommes devant le premier jeu d’un petit studio indépendant, certes composé de créatifs ayant déjà fait leurs preuves (Oli Clarke Smith chez Supermassive Games), mais ne bénéficiant pas d’un budget digne d’un GTA ou d’un Assassin’s Creed. Rien d’étonnant donc à ce que le monde ouvert, forcément de taille plus réduite, ne s’encombre guère d’animations superflues, et que les PNJs soient représentés sous forme de personnages en papiers presque totalement statiques. Pour autant, fort d’un level-design intelligent misant beaucoup sur la verticalité, et une direction artistique très marquée en parfaite harmonie avec l’univers dépeint, on prend un réel plaisir à parcourir les moindres recoins de cette île qui a le mérite de justifier son atmosphère apocalyptique et moribonde avec lucidité. On prend donc plaisir à en parcourir les moindres recoins, d’autant plus quand on se surprend à tenter des choses parfois improbables, comme se la jouer jeu de plateformes en multipliant les sauts de toit en toit, en espérant atteindre un secret caché sur des hauteurs paraissant pourtant inaccessibles. A ce propos, je vous recommande fortement de ne pas commettre la même erreur que moi, et de rapidement investir dans la capacité de double saut accessible au premier bain de pieds (!) que vous trouverez, de manière à vous simplifier significativement les nombreuses sessions de crapahutages aériens que vous serez amenés à expérimenter. Fort heureusement, nous sommes au Paradis, et Lady Love Dies est immortelle. Elle aura donc moins à craindre les dégâts des chutes les plus vertigineuses, que les quelques excès d’allers-retours un peu redondants qu’elles occasionneront.


La technique n’a, quant à elle, pas grand-chose à se reprocher. Evidemment, avec aussi peu de choses à animer, l’ensemble est globalement propre et fluide, à défaut de mettre une claque autre que purement artistique. On remarquera tout de même que sur Nintendo Switch, multiplier de manière trop rapprochée les doubles sauts afin d’aller plus vite pourra engendrer de micro chutes de frame-rate. Rien de bien dommageable dans la pratique, mais qui montre une nouvelle fois combien les limites du hardware de la machine actuelle du constructeur Japonais sont un peu trop en marge de certaines des réalités du jeu vidéo actuel. D’autre part, mention spéciale pour la musique qui donne énormément de cachet à l’ambiance. Peu fournie au départ, on étoffera notre playlist entièrement personnalisable via Starlight en récupérant des cassettes sur les quelques tours radios disséminées sur l‘île. Entre Vaporwave, Future Funk, ou même Lounge, l’OST rend parfaitement hommage à l’ambiance à la fois solaire, calme, mais aussi un peu malsaine de ce si étrange Paradis. Pour rester sur des considérations purement auditives, on regrettera juste que les doublages intermittents n’aient parfois pas grand rapport avec ce qui se dit et sonnent parfois un peu faux. Mais sachant qu’il est possible de régler leur fréquence, voire même de les couper complètement, on ne leur en tiendra pas trop rigueur.


Puisqu’on est dans les petits reproches, terminons avec les quelques menus défauts qui pourraient poser problème aux plus récalcitrants. Le principal d’entre eux, qui n’en est pas vraiment un, mais qui sera rédhibitoire pour un grand nombre d’entre vous, est que le jeu est intégralement en Anglais. Un Anglais pas si simple d’ailleurs qui demandera forcément un réel effort de compréhension dans une aventure aussi riche en dialogues et à l’univers aussi dense et spécifique. A chacun de choisir où se situera la frontière entre chauvinisme et passion, mais je dirais simplement aux plus bilingues et aux plus motivés d’entre vous que le jeu en vaut réellement la chandelle. Pas grand-chose à signaler pour le reste qui sera finalement plus affaire d’affinités ludiques. Les amateurs d’action trouveront sûrement l’ensemble trop bavard et trop lent, les plus hermétiques à la chasse aux objets se lasseront sûrement trop vite d’une enquête qui fait la part belle à l’exercice, et on pariera sans trop de risque sur le fait que cet univers pour le moins original en laissera quelques-uns à quai. Mais tout cela est finalement bien subjectif pour un titre bien difficilement attaquable, tant sa direction claire et assumée semble maîtrisée de bout en bout.


On est tous à la recherche de notre petit coin de paradis, et le mien s’appellera en 2020 Paradise Killer. Improbable pépite achetée par hasard dans un moment creux en attendant le rush de Noël, ce Phoenix Wright déjanté à l’univers si particulier, mais immensément riche, aura été aussi vertigineux que la spectaculaire chute de Lady Love Dies des Idle Lands au début du jeu. Qu’on parle de sa charismatique galerie de portraits hauts en couleurs, son level-design fourmillant de secrets et de surprises, ou son OST d’une justesse remarquable, cette atypique enquête a été pensée avec une telle harmonie qu’il est bien difficile d’y trouver un quelconque bémol. Bien sûr, l’aspect très bavard et le concept besogneux des phases de recherches ne conviendront pas à tout le monde, tandis que les Anglophobes hermétiques à tout effort linguistique ne pourront jeter au titre de Kaizen Game Works qu’un regard dédaigneux. Mais aucune de ces considérations ne sauraient correctement résister à une aventure qui tire véritablement son excellence de sa dimension malléable et façonnable à loisir, propulsant ce Breath of the Wild du jeu d’enquête au plus haut des cieux. Alors que ludiquement parlant, l’année 2020 s’est révélée dans mon cas bien plus décevante que prévu, je tiens à remercier Kaizen Game Works pour m’avoir fait vivre une telle expérience. Une de ces expériences qui marquent suffisamment pour que l’on ressente cette petite boule dans la gorge quand arrive l’inévitable moment de devoir la refermer.

Arnaud_Lalanne
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le 14 janv. 2021

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Arnaud Lalanne

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