Cover 2018, décorner des pages et sauter des lignes

2018, décorner des pages et sauter des lignes

Rattrapage de mes notes de lecture 2018 - pour tracer les choses, ce qui avance et prend forme, les scansions et versions.

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Quelques très belles découvertes de l'année 2018 :
Aurélien (L. Aragon)
Le Bruit et la Fureur (W. Faulkner)
Le Contre-Ciel ...

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Liste de

60 livres

créee il y a environ 4 ans · modifiée il y a 10 mois

L'Île des condamnés
8.2

L'Île des condamnés

Sortie : 28 août 2009 (France). Roman

livre de Stig Dagerman

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

C'est une sorte de transe, de longue transe moite, remplie d'horreurs, de reptations, d'aveuglement, et d'immense, immense solitude ; six étrangers réunis par un naufrage, pour un naufrage, celui de la solitude, des hantises. Les gens sombrent. Première partie où l'on passe d'un élément présent au passé, mauvaise madeleine de Proust, sous une forme proche du stream of consciousness parfois, avec une prose belle à frémir, pour présenter nos naufragés. Puis c'est l'absurdité du nouveau naufrage, c'est la flamme qui grandit et brûle tout, "Un si petit volcan pour un si grand feu", ce sont des passages sublimes et terribles, un de quatre pages sur le chagrin notamment qui m'a bouleversé et que je citerai bien en entier, et plus largement, les solitaires, les aridités, le sable, la falaise, la condamnation pour rien, par déni de vie, de solidarité, par vide.

Bref, c'est merveilleux, bien plus que "Notre besoin de consolation" je trouve, mais le long format permet de développer bien plus de choses, offre une souplesse à ces désespoirs.

Sur la route
7.2

Sur la route (1957)

On the Road

Sortie : 1960 (France). Roman

livre de Jack Kerouac

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

Impression assez molle ; je traverse les paysages des États-Unis sans m'en imprégner, comme on passerait les paysages vus depuis un train, et pas à peiner en randonnée, l'impression que cette répétition des virées, des roadtrips me fatigue plus vite que les personnages ne le sont. Personnages un peu surhumains, comme s'ils saisissaient sans cesse une extraordinaire liberté, faite des mêmes cuites, vitesses insensées, concerts improvisés de bop, jazz et autre tout le long de la route, mais personnages que je ne saisis pas, que je ne retiens pas, comme si la substance dont ils font preuve pour vivre ce beat leur manquait en eux ensuite (la lumière de Dean qui s'éteint et s'affaisse petit à petit, malgré tout m'aura un peu touché). Bref, Kerouac est sans aucun doute quelqu'un qui sait écrire, mais pas écrire pour moi.

Aurélien
8.2

Aurélien (1944)

Sortie : 1944 (France). Roman

livre de Louis Aragon

Rainure a mis 10/10.

Annotation :

Aurélien, c'est un mélange amer d'absences et de présences manquées avant tout. Ce sont toutes ses absences éprouvées, ces bras qui ne retrouvent plus que des êtres morts, des souvenirs et pas un présent, comme on peut embrasser vainement, dans le vide, quelqu'un qu'on aurait aimé mais pour qui ça ne marche plus, que l'un et l'autre on est loin. Ces lieux bondés d'absence aussi, ces cafés qui sonnent comme vide pour peu qu'une personne n'y soit pas, qu'on espère sans cesse le "Y seras-tu ?", et qu'on tombe sur des fantômes, que notre orgueil tiens à nous protéger et jusqu'au dernier moment nous y faire croire pour nous décevoir face au grand vide de l'absence. L'absence de Bérénice, en Bérénice.

C'est le ciel qui se moire, un ciel de nuits sequines et de rumeur de chalands, pour accompagner les promeneurs nocturnes, Aurélien en éternel hétérocère, en flâneur de soirées avant de se brûler vivement à Bérénice. A l'absolu, trouvé dans les soirées parisiennes, dans l'île de la Cité, dans des yeux fermés, sur un masque de plâtre. Ce sont ces corps de noyées qui remontent la Seine.

Aragon a ce talent de disséquer si bien certains sentiments qu'on ne peut que s'y retrouver à un moment, un autre, et avec ces tournures de phrases qui marquent au fer rouge... On a tous les caractères de hantises dans ces phrases imbibées de remords, ces relations qui poursuivent les petits êtres qui courent, les hantises persécutrices comme traquant des bêtes.

Et puis, et puis ces phrases mortes, toute cette tristesse de ceux qui ont la phrase morte, n'est-ce pas, quand il n'est plus utile de rien dire. Une tristesse inimaginable qui s'étend dans le temps, qui prend comme un désespoir, "L'homme qui cherche à détourner sa pensée d'une douleur la retrouve dans la hantise du temps, détachée de son objet primitif, et c'est le temps qui est douloureux, le temps même."

Plus de notes dans l'activité :
https://www.senscritique.com/activity/120220/432293

Les Soliloques du pauvre
8.1

Les Soliloques du pauvre (1897)

Sortie : 1897 (France). Poésie

livre de Jehan-Rictus

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Très beau recueil : des longues plaintes tristes de pauvres, dans une langue chahutée, cassée des faubourgs, sous la forme de rêveries, de prières, de comparaisons ironiques (Jésus en revenant qui se ferait chasser par ses prochains et creverait de faim, avant que le loqueteux se rende compte qu'il ne voyait que son reflet dans un miroir), de poésie de quartiers populaires, de misère et de cris d'espoirs d'un sauvetage, d'un amour, d'un loisir.

Dans mon édition, y avait en plus de jolies dessins brouillés, de silhouettes blafardes, barbues, et quelques autres textes de Rictus (notamment une jasante de la vieille, très touchante, la vieille se lamentant sur la tombe de son petiot condamné et exécuté, se remémorant comment elle s'en occupait).

La Porte
7.3

La Porte (1987)

Az ajtó

Sortie : 27 août 2003 (France). Roman

livre de Magda Szabó

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

C'est un roman très étrange : l'impression d'assister à quelque chose de lent, entre l'ascension et l'effondrement ; Emerence qui se réduit à presque rien, très petit sur elle-même, puis qui surgit dans d'énormes monologues dévoilant son histoire par bouts de fresques, comme on recomposerait une vieille mosaïque, dont il manquera toujours des morceaux. Emerence à la fois de plus en plus étouffante, à la fois de plus en plus juste et indispensable. Viola qui ne l'écoute qu'elle, les rapports tendus de traîtrise malgré soi, de décisions prises pour soi avant l'autre et qui manquent de jugeote ; le malheur de tout prendre sur soi sans jamais rien lâcher.

"Je rêve rarement. Quand cela se produit, je me réveille en sursaut, baignée de sueur. Alors je me rallonge, j'attends que mon coeur cesse de battre la chamade, puis je médite sur le pouvoir magique, irrésistible de la nuit. Dans mon enfance, dans ma jeunesse, je n'avais pas de rêves, ni de bons, ni de mauvais. A présent, c'est l'âge qui charrie sans relâche les alluvions du passé en une masse de plus en plus compacte, horreur dense d'autant plus alarmante qu'elle est étouffante, plus tragique que ce que j'ai jamais vécu."

L'Infra-ordinaire
7.1

L'Infra-ordinaire

Sortie : 1 janvier 1995 (France). Essai

livre de Georges Perec

Rainure a mis 3/10.

Annotation :

Abominable première rencontre avec Perec. Un catalogue d'objets, de détails de rues, sensé interroger l'habituel. Ca m'ennuie plus que profondément, ça m'énerverait presque.

Le Bruit et la Fureur
7.8

Le Bruit et la Fureur (1929)

The Sound and the Fury

Sortie : 1938 (France). Roman

livre de William Faulkner

Rainure a mis 10/10.

Annotation :

Magnifique et terrible ; 3 monologues mi-intérieurs, mi-extérieurs, à la langue heurtée, mutilée, hurlée ou murmurée : passages entiers sans virgule sans point sans majuscule sans rien juste de l'italique parfois puis des pensées inachevées des bribes des avortements de ressentis

Le premier, la vision de l'imbécile, la plus belle pour moi : cris et pleurs pour un changement, puis la lumière rayonnante comme récompense, puis jeux et errements, égarements, les yeux qui voient sans saisir, ressenti absolument saisissant, flux de conscience et de mémoires.

Le deuxième, douloureux, la folie reprend, le cerveau est enfumé de tonnes de pensées sombres, on s'enfonce en enfer à la manière d'un rébus de mots.

Le troisième, le mauvais Jason, explications de relations vues dans le premier monologue, crises, crachats de mots.

Il y a aussi ces voletées de pronoms, on perd tout, on relâche tout repère, et l'action est pourtant décrite d'une prose superbe, diffuse... Il y a la structure cassée du temps, les ellipses, tout, toute la brume étoilée des pages...

Puis on achève en éclaircissant, récit plus direct, folies et horreurs, et des cris, rien que des mots, rien que du bruit.

L'excellente préface de Maurice Edgar Coindreau l'explique mieux que moi, mais ce livre est musical, en thèmes, en mouvements, en crescendo et decrescendo, un livre qui s'écouterait presque.

"[...] soudain j'ai compris qu'il ne voyait point en moi une source possible de mal mais qu'il pensait à elle quand il me regardait qu'il me regardait à travers elle comme à travers un fragment de vitre de couleur pourquoi te mêles-tu de mes affaires tu ne sais donc pas que ça ne servira à rien je pensais que tu aurais laissé ça à maman et à Jason.
est-ce que maman a chargé Jason de t'espionner Je n'aurais pas
les femmes ne font qu'appliquer le code d'honneur des autres c'est parce qu'elle aime Caddy restant en bas même lorsqu'elle était malade [...]"

Les Cahiers de Malte Laurids Brigge
7.5

Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910)

Sortie : 1926 (France). Roman

livre de Rainer Maria Rilke

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Très grand encore, des grandes pages écrites du point de vue d'un narrateur danois reclus, isolé à Paris, où il réfléchit longuement sur la solitude, la mort, l'Amour, Dieu et la recherche de Dieu, dans son isolement ; il cherche à imaginer la vie secrète de gens jamais rencontrés (ses voisins), ou rencontrés à peine (des passants dans la rue), et ressasse des bouts d'enfance, des souvenirs.

C'est un étrange mélange d'élans poétiques superbes, de misère triste, de désarroi, d'espoir insolent, d'ombre et de lumière dans le style toujours superbe de Rilke - qui nous perd parfois ici, tant les passages sont parfois déliés, mais qui chante souvent d'une voix d'anges. Plein de pistes de réflexion, parfois obscures, parfois qui résonne soudainement, terriblement fort, profondément dans l'âme.

"Moi qui comme enfant déjà, étais si méfiant à l'égard de la musique (non pas parce qu'elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même, mais parce que j'avais remarqué qu'elle ne me déposait plus où elle m'avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l'inachevé), je supportais cette musique sur laquelle on pouvait monter, monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu'à ce que l'on pensât que l'on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà. Je ne soupçonnais pas, alors, qu'Abelone dût encore m'ouvrir d'autres cieux."

"Être aimée veut dire se consumer dans la flamme. Aimer c'est rayonner d'une lumière inépuisable. Être aimée c'est passer, aimer c'est durer."

Patrick Modiano :
"La constellation Rilke est une constellation d'étoiles mortes mais dont nous recevons encore la lumière pourvu que nous fassions silence autour de nous et que nous fermions les yeux. Et cette lumière, nous la recevons comme une consolation, mais aussi comme un remords."

Paulina 1880
7.9

Paulina 1880 (1925)

Sortie : 1925 (France). Roman

livre de Pierre Jean Jouve

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

119 fragments, de taille inégale - parfois quelques pages, parfois rien qu'une phrase courte - pour retracer le profil ambivalent de Paulina, ou Marietta, ou Blandine, qui oscille entre l'Amour pour Dieu et l'Amour pour son amant. L'impression d'une sacrifiée au destin, d'une trimballée par des passions contradictoire, des forces qui la dépassent.

Je retiens surtout le magnifique passage "Visitation", où Paulina / Soeur Blandine vit recluse, et écrit un journal qui donne une impression quasi-poétique de la rencontre divine, vraiment le moment où le livre prend pour ne plus lâcher (après une première partie qui m'aura bien moins plu).

"Les eaux sont desséchées, le ciel est noir, le vent ne souffle pas, tout est renversé. Le monde tremble.
Tu sais
à Torano le grand orage. Mais sans orage.
Sans monde.
Il est
peut-être dans la région de l'électricité où j'ai peur de le rencontrer."

La Petite Lumière
7.5

La Petite Lumière (2013)

La Lucina

Sortie : 18 septembre 2014 (France). Roman

livre de Antonio Moresco

Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

C'est une petite lumière qui brille dans un endroit où on n'est sensé trouver personne. Le narrateur sort de son isolement pour essayer de trouver sa source. Un narrateur très intrigué, qui s'intéresse aux causes et aux choses autour de lui de manière très attentionnée (il parle aux hirondelles, aux blaireaux, et autres), perçoit mille bruissements de terre, de feuilles, de vents. Il veille un peu, s'inquiète un peu, pose des questions, et rencontre l'enfant.

C'est un récit très proche de la nature - tout un chapitre où on rappelle comment la nature reprendra ses droits quand il n'y aura plus d'humains. Et très simple (pas simpliste), dans l'épure de l'écriture : phrases courtes, aucune parenthèse, pas de grande immersion psychologique / introspective mais tout passe par la relation de l'un au monde (animaux, météo, habitants), tout est sur un fil délicat qu'on se plait à suivre.

"Le monde change devant mes yeux. La terre est encore plus froide. Les feuilles se racornissent, tombent. Il en reste quelques-unes, ça et là, qui pendent au moignon d'une branche. Les arbres sont toujours plus nus. On ne distingue plus les morts des vivants.
Je marche sur un tapis de feuilles cramées qui crépitent sous mes pas. Elles recouvrent entièrement les sentiers, je perçois le craquement de leurs nervures et de leurs tissus inanimés qui se brisent sous le poids de mon corps vertical qui pèse sur la terre. On n'entend presque plus de bruits, dans la forêt."

(C'est un peu un livre de grandes promenades dans les montagnes en fait, me rappelle les Vosges)

Plume
7.8

Plume (1938)

précédé de Lointain intérieur

Sortie : 23 octobre 1985 (France). Poésie

livre de Henri Michaux

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

(relecture)

Livre aussi drôle que sérieux, aussi absurde que complexe, "tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.", Michaux aborde à la fois le théâtre (dans les textes qui suivent Plume) que la poésie (dans Lointain Intérieur) ou les courts récits (le plus gros du livre).

Tout est écrit d'une belle "plume", même certains malheurs de l'incompréhension, des contemplatifs, des rêveurs ("Ce n'était pas orienter sa vie, c'était la déchirer. Si un contemplatif se jette à l'eau, il n'essaiera pas de nager, il essaiera d'abord de comprendre l'eau. Et il se noiera."). Surtout l'absurde, le grotesque, les lois de la physique bafouées, les impossibilités qui se font, les morts qu'on côtoie. Et en fait, Michaux réussit à exprimer des choses que la logique n'auraient pas fait si bien ressentir parfois en se détournant de la logique parfois.

"Dans un stupide moment de distraction, Plume marcha les pieds au plafond, au lieu de les garder à terre. Hélas, quand il s'en aperçu, il était trop tard."

Ariane

Ariane

Sortie : 1979 (France). Théâtre

livre de Marina Tsvétaïeva

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

On retrouve beaucoup de la poésie de Tsvétaïeva dans cette courte pièce de théâtre autrement classique ; choeurs des peuples et des jeunes gens, confrontations avec les dieux seuls maîtres au fond, dialogues aux répliques brèves puis longues, longues plaintes, longs souffles, et puis le drame qui se tend, la tragédie inarrêtable voulue par les dieux.

"O pars, cher hôte !
Va, quand tu n'es pas encore pour moi
Qu'un frère ! Va, quant tout le chemin
Qui s'étend est encore limpide !
O pars, avant d'avoir connu
Mes lèvres...
Car mon amour -
C'est un roc ! Car mon amour -
C'est ta perte ! Car...
Ce que tu devrais me promettre,
Ce n'est pas une mortelle
Qui l'attendra de toi, mais celle
Qui fait plier les fauves."

Le monde, et inversement
7.3

Le monde, et inversement (2006)

Sortie : mars 2006. Roman

livre de Claude Ponti

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

Très surprenant de lire ça de la part d'un auteur qui a bercé son enfance avec ses poussins mignons, ses jeux de mots en tout sens, son imaginaire très fourni et rigodrôle.
Et pourtant, très proche de ses albums dessinés sur des tonnes de point ; bien sûr, on a des thématiques plus adultes qui sont traitées également (maltraitance animale, agression sexuelle, société de surveillance pour la recherche d'emploi, la mort bien sûr), mais tout passe comme un nuage d'insouciance, devant l'imaginaire déployé (les poubelles parlantes et vomissantes, Love-Love et sa semaine, la météo des émotions...), une impression de Boris Vian me disait une amie (je n'ai jamais lu Vian, mais je lui fait entièrement confiance).
Plein de références que j'aime bien (Buster Keaton qui vient contempler sa propre statue, on cite rapidement Pierre Henri, Brigitte Fontaine ou Steve Reich côté musique, et Ozu, Bergman, Kurosawa côté film), une écriture parfois très précise, assez légère, parfois un peu d'accumulation que je n'aime pas trop, mais une souplesse quand surgissent des inventions de Ponti. Passage assez marquant d'un auteur imaginaire dans lequel on reconnait Ponti, qui "trace un trait" sur sa vie, et tracera un trait jusqu'à sa mort. Son trait, c'est son oeuvre, pour faire rêver.

Quelques très beaux passages, des passages très drôles, mordants, parfois on s'y retrouve, mais je passe un poil à côté du tout (l'impression d'un catalogue de vies croisées artificiellement, et un plot twist un brin énervant).

"Il y a ces millions d'enfants qui grandissent envers et contre tout, qui, à chaque génération, réinventent l'amour, la douceur, la tendresse... Ils portent le soleil au plus haut du ciel, ils poussent le vent au plus fort de son souffle, ils élèvent les montagnes au plus haut de leurs sommets... Ce sont les Atlas de l'humanité. Ils parlent aux animaux, ils comprennent les vieillards à demi-mot et leur apportent leurs derniers éclats de bonheur."

La Mouette
7.9

La Mouette (1896)

(traduction André Markowicz et Françoise Morvan)

Tchaïka

Sortie : 1896 (France). Théâtre

livre de Anton Tchékhov

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Très intelligent dans le questionnement sur la création littéraire (opposition décadence symboliste / moderne et réalisme ancien), et très dramatique dans son déroulement ; ce sont toutes ces choses qui se tournent autour (les mouettes), sans jamais être coordonnées, l'impression que les faits et les gens arrivent au mauvais moment, ou à la mauvaise personne (l'écrivain regrette sa vie d'écrivain, l'écrivain raté veut produire une oeuvre d'écrivain), impression renforcée par les phrases permettant de pénétrer les pensées de chacun, de ressentir les tensions, les ratages qui ne peuvent qu'arriver, les lents effritements des pieds de glaise des personnages. Un effondrement au ralenti.

Dossier K.
8

Dossier K. (2006)

A K. dosszié

Sortie : janvier 2008 (France). Roman

livre de Imre Kertész

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Entretiens avec Kertész, d'une grande richesse ; la vie de Kertész comme tissu littéraire à toutes ses œuvres, qui s'entrecroisent toujours (on disserte largement sur la définition de fiction plutôt que d'autobiographie pour Être sans Destin, on revient sur le totalitarisme hongrois de la période du Refus ; on évoque plus brièvement d'autres écrits, mais de toute façon ces entretiens ont valeur d'écrits, de roman même selon Kertész (les Dialogues de Platon appartenant au genre romanesque).

Remise en doute permanente, retours dans l'intimité de certains passages - sans jamais céder à un voyeurisme mal venu, et de toute façon il n'existe pas de mots pour certains vécus, "Je vois des contradictions partout. Mais j'aime les contradictions." conclura Imre. On passe par de grands beaux moments où Imre parle de la confiance inébranlable laissée dans le monde ("Il y a un mot exceptionnellement précis pour cela : Weltvertrauen, que je traduirais par : la confiance accordée au monde. Il décrit à quel point il est difficile de vivre sans cette confiance. Une fois qu'on l'a perdue, on est condamné à vivre éternellement seul parmi les hommes. On ne voit plus jamais en autrui son prochain, mais son ennemi.").

Imre plein d'humour, et optimiste insensé (ce qui surprend de nombreuses fois son interlocuteur), au dialogue aussi précis et fascinant que l'écriture, qui toujours défend l'individu devant la masse (lutte contre les idéologies), le gouffre, qui est extrêmement lucide sur bien bien des thèmes (sur l'écriture qui fausse toujours la réalité, qui même sans chercher à célébrer la laideur peut sembler lui donner une beauté : "Qu'on le veuille ou non, l'art considère toujours la vie comme une célébration.").

Imre qui ne se rend pas compte vraiment de son succès, qui écrit par nécessité, comme seule voie absurde possible. Qui cite au passage beaucoup d'auteurs hongrois, et étrangers, qui feraient d'autres belles pistes de lecture. Qui cite sa phrase préférée du procès, sur la procédure qui devient le jugement... Portrait très humain de l'auteur, qui est même parvenu à me décrocher un rire.

(à propos d'une illumination, qui l'a poussé à écrire sans cesse, absurdement)
"-Était-ce la vocation qui s'éveillait en toi ?
- Hors de question. J'ai beaucoup de défauts, mais je n'ai jamais eu de conscience professionnelle."

Le Contre-Ciel
7.9

Le Contre-Ciel (1936)

suivi de Les Dernières Paroles du poète

Sortie : 23 octobre 1970 (France). Poésie

livre de René Daumal

Rainure a mis 9/10.

Annotation :

Après 3 lectures, je peux enfin en dire quelque chose je crois ; c'est quelque chose de grand, très grand, parfois abscons - mais d'une saveur folle ; loin d'être juste un recueil de poésie, il y a d'une part de très très grands poèmes (La Nausée d'Être !), plein de résonance, qui vrombissent loin loin en soi.
D'autre part, il y a toutes ces explications, ces pistes de pensées, de réflexions poussées, et qu'on retrouve dans toute une dernière partie sur une explication / traduction de morceaux du sanskrit (hic), donc des explications sur l'essence de la poésie, la saveur, la quadruple activité de la conduite humaine (dharma, kâma, artha, moksha). Il y a cette formidable dissociation de la poésie blanche et de la poésie noire ("toute poésie humaine est mêlée de blanc et de noir ; mais l'une tend vers le blanc, l'autre vers le noir"), questionnement sur la naissance du poème ("Il faut être deux pour être poète...").

Puis il y a tout ce système de pensée pour atteindre l'absolu, penser un contre-monde, dire "NON !" pour créer, obtenir le germe de lumière signifiant du poème, maîtriser le souffle et forger la parole, il y a ces "clavicules d'un grand jeu poétique", long acheminement poétique et lucide, follement passionnant. Je me suis retrouvé à noter plein de choses à côté de ma lecture, ça ne m'arrive jamais habituellement, mais là...

Bref, pas une lecture facile à digérer, mais pleine de récompenses, de merveilles imprononçables, des idées en jaillissements formidables, injugulables.

Plus de notes :
https://www.senscritique.com/activity/120220/363298

Le Drapeau anglais
7.1

Le Drapeau anglais (1991)

Az angol lobogó

Sortie : 17 mars 2012 (France). Roman

livre de Imre Kertész

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

3 nouvelles autour de la recherche, de l'enquête (de souvenirs, de demandes d'histoires, de traces, de preuves de notre existence même absurde) ; il y a des trains où l'on est victime d'un procès absurde au passage de frontière (dans Procès Verbal, qui a des forts relents du Procès de Kafka, donc très bon - mes pages préférées de l'ensemble) ; il y a des trains et des gares délabrées qui mènent dans des villages aux routes tortueuses, ou dans des campagnes sans paysages et vides jusque dans le lointain (dans le Chercheur de Traces), et il y a des détours et des détours (dédales de la pensée) qui racontent toute une partie de la vie de K de manière... détournée si j'ose dire, et l'on n'arrive jamais au point, puis on y finit bien tard, pour moins d'une page (comprendre : on parle de l'histoire du drapeau anglais, on dit qu'on va la dire, mais on est obligé d'expliquer un contexte, et le contexte du contexte pour ça, puis au final l'anecdote du drapeau tiens sur un coin de feuille).

"[...] ce qui arrive désormais ne me concerne plus. Un tel sentiment est fait de sérénité, rempli d'abnégation. C'est le dévouement avec lequel on va vers un destin funeste, en accordant une confiance absolue au temps, aux étapes successives, aux petits pas alors qu'au fond de soi on sait - peut-être même sans le déplorer - que la fin est inéluctable. Le reste de lucidité qui nous tient alors lieu de présence d'esprit ne nous empêche pas de voir très nettement que nous sommes devenus le rouage d'une espèce de bêtise mécanique qui, croyons-nous, est totalement indépendante de nous, de notre être le plus intime, et cela nous dérange un peu ; mais de même qu'on ne peut contrôler les spasmes gênants de notre diaphragme à la vue d'un mauvais vaudeville, on est tout simplement incapable d'arrêter ce mécanisme."

(tiré de Procès-Verbal)

Le Chercheur de traces
6.1

Le Chercheur de traces (1977)

A nyomkeresö

Sortie : 1998 (France). Roman

livre de Imre Kertész

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

On se perd et on se perd dans cette fiction très touffue, par moments complètement mystique, surnaturelle (le passage du jaune qui éclaire tout d'une nouvelle lumière, ou de la femme au crêpe retirant son voile)... Et c'est du coup un peu en décalage avec le style d'écriture extrêmement précis de Kertész comme toujours ; l'impression de plein de beaux, très beaux passages, mais sans liant. Plus intéressant à lire dans le contexte du Drapeau Anglais (ensemble de 3 nouvelles dont celle-ci).

La Cerisaie
7.7

La Cerisaie (1904)

(traduction André Markowicz et Françoise Morvan)

Višnëvyj sad

Sortie : septembre 2002 (France). Théâtre

livre de Anton Tchékhov

Rainure a mis 9/10.

Annotation :

Merveilleux - d'assez loin le meilleur Tchekov que j'ai lu ; il y a toute cette atmosphère de fin d'un monde, celui représenté par la cerisaie (endettée, vendue puis coupée au cours du livre), le monde d'une ancienne classe riche en Russie qui s'est appauvrie et endettée.

La représentante principale (Lioubov Andreevna) de cette classe vit hors de son temps, dilapide son argent comme si elle était encore riche, ne veut rien entendre au malheur de sa situation ; non, elle a tous ses souvenirs dans la cerisaie, même les plus pénibles, et voir disparaître la cerisaie serait comme se voir mourir. Il y a Firs, ce personnage qui est une autre émulation de la cerisaie, un autre symbolisme, un sénile qui est à la fois indifférent ou à côté de la plaque concernant ce qui l'entoure, et diablement pertinent par à-coups (mais quand c'est le cas, hélas, c'est un nouveau Cassandre)... Puis il y a ce marchand, Lopakhine, qui lui monte de classe, vit réalistement et détruit les vies qui l'entourent pour son intérêt (comparaison à un carnassier indispensable, ou encore cet échange formidable :

Lopakhine - "Mon Dieu, vous nous avez donné les forêts immenses, [...], et nous qui vivons là, c'est des géants que nous devrions être..."
Andreevna - "Il vous faut toujours des géants... Ils ne vont bien que dans les contes, ailleurs, ils font peur.").

C'est un livre de décalages, où les répliques se perdent parfois sans trouver de gens pour les relever, leur répondre (l'impression que des personnes se parlent à eux-mêmes parfois, mais souvent juste ignorées), où de longs monologues fusent et rappellent ce que fera Bergman plus tard, où les intérêts devancent les confiances et relations.

"Je ne sais trop que faire... C'est quelqu'un de réservé, mais parfois, il se met à parler, on ne comprend rien de ce qu'il dit. C'est beau, c'est sensible, à part qu'on ne comprend rien. Moi, j'ai l'impression qu'il me plaît."

Sauvegarde

Sauvegarde (2011)

Journal 2001-2003

Mentés másként

Sortie : 10 septembre 2012 (France). Journal & carnet

livre de Imre Kertész

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

On retombe sur beaucoup de choses que j'avais déjà lues dans L'Ultime Auberge ; on retrouve le journal numérique de Kertész entre 2001 et 2003, marqué par l'écriture de Liquidation, la maladie/chimiothérapie de sa femme ET sa maladie de Parkinson qui s'accentue, le prix Nobel...
Construction moins vertigineuse que l'Auberge - et bien sûr, moins de "temps" ; des notes non vues dans l'Auberge apparaissent, on croit un instant qu'Imre parlera surtout de son rapport avec l'ordinateur quand en fait ça reste secondaire. Imre pas toujours pertinent (effrayé) quand à son rapport avec l'état israélien (critiquer Israël, c'est forcément être antisémite pour lui, ce qui s'excuse au vu de son vécu / de son oeuvre, mais je suis loin d'être d'accord là-dessus), et incroyablement déprimé sur la période fin 2001 / début 2002 (la mesure de la distance au bitume, les jours sans valeur, etc).

"Il faut aimer l'ordinateur, comme dirait Rilke. Et si tout ce que j'ai écrit est anéanti par une soudaine coupure de courant ?"

"la vie est absurde, il faut la traiter avec la souplesse et la retenue qui conviennent, comme toute chose sans grande importance, surtout tant qu'elle présente son côté avantageux."

"La belle vie est un cadeau rare, et il faut le prendre comme tel : sans orgueil ni remords."

Une chambre à soi
7.9

Une chambre à soi (1929)

(traduction Clara Malraux)

A Room of One's Own

Sortie : 1965 (France). Essai

livre de Virginia Woolf

Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Loin de se cantonner dans le "genre de l'essai" (pour parler grossièrement), Woolf une fois de plus réussi à développer tout son jeu poétique, de teintes et nuances superbes, de petites ironies, de moqueries discrètes, tout en défendant superbement la cause de la femme. Et pas que ça, non, ça aurait pu s'arrêter là, alors qu'il y a un questionnement plus en profondeur des conditions d'écriture en général (et plus largement de composition d'une oeuvre), le confort matériel nécessaire, la sécurité, la possibilité d'avoir cette "chambre à soi" - lien fort de la naissance du "génie" et de ses possibilités d'être, ou comment des tonnes de poètes, écrivains potentiels, de "soeurs de Shakespeare" meurent dans l'oeuf parce que rien n'est permis, n'est possible. Les visions sont sacrifiées, les idées étouffées.

"Je veux vous parler de ce que ces jours ont laissé en moi, de ce sentiment pire que le poison de la peur et de l’amertume qu’ils ont fait naître en moi. Et tout d’abord ce travail que l’on fait comme un esclave en flattant ou en s’abaissant par des flatteries, parfois peut-être inutiles, mais qui semblent nécessaires parce que les enjeux sont par trop importants pour qu’on risque quoi que ce soit ; puis la pensée de ce don unique qui pouvait mourir d’être ainsi dissimulé - de ce petit don, si cher à qui le possède - qui pouvait périr et avec lui mon être, mon âme - tout cela était devenu comme une lèpre qui tuait la fleur du printemps et détruisait l’arbre en son cœur même."

Les Pieds bleus
7.1

Les Pieds bleus

Sortie : 2 janvier 1998 (France). Roman

livre de Claude Ponti

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Brrr... Très très dur à lire ce livre - surtout le début, qui contient vraiment les passages les plus violents, psychologiquement parlant (agressions sexuelles du grand-père, et violences physiques comme psychologiques répétées du père).

C'est tout un vocabulaire de l'enfance qui tente par des jeux, par l'imaginaire (les signes secrets, les phrases à soi, l'habitude du mot), de s'échapper loin d'un quotidien crasse, pervers, sans pitié. C'est la force des enfants contre celle quotidienne du mal. Parfois l'impression de lire la chanson "Barbara (1983)" si celle-ci racontait des choses immensément horrible, dans la fausse naïveté des phrases, extrêmement perturbant. Et dire que c'est Ponti qui écrit ça...

Mais : toute la dernière partie, la fête de village ; dispensable, et même, on ne dirait plus le même écrivain, il y a quelque chose qui casse avec le rythme, l'élan du reste du livre : plus cette présence étouffante, cette peur éternelle, cette tension malsaine, et même plus forcément ce même talent à l'échappatoire.

Enfin, tout de même...
"Et puis l'écriture s'est détachée du papier. Elle flotte dans ma tête. Elle s'effrite et tombe en poussière. Chaque grain se pose sur la peau du Silence-Endormi.
Je n'ai pas d'autre nom pour cet endroit de ma tête. Je n'y vais plus jamais, depuis longtemps. Ca n'est pas vivant. Dès que je mets une pensée debout, pour aller y voir, elle disparaît comme si on lui coupait sans arrêt les jambes. Des petites rondelles les unes après les autres, à toute vitesse, sans bruit. Et moi, ça me fait pareil en même temps. Plus rien ne me tient, plus rien n'est vrai, même si tout est là, comme avant. Je peux faire des choses, remuer dedans, mais ça n'est pas là, et il n'y a plus d'avant, plus d'après. C'est du silence avec pas de bruit autour pour le faire. Du silence vide, endormi comme pour les amygdales et les végétations. Ca tourne et on tombe dans un puits qui tombe aussi."

La chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke

La chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke (1904)

(traduction Malika Bey Durif)

Sortie : 1904.

livre de Rainer Maria Rilke

Rainure a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Rilke touche à la merveille : très peu de pages - ça se lit en 5/10 minutes - pour faire naître l'attachement, la beauté, les flammes, le jet d'eau rieur de la mort. Beauté indescriptible de cette prose à mi-mots, à contours fous, à l'essentiel. On en regrette que ce soit si court !

"La chambre de la tour est obscure.
Mais, de leurs sourires, ils s'éclairent le visage. Ils tâtonnent en aveugles et trouvent l'autre comme on trouve une porte. Un peu comme des enfants effrayés de la nuit, ils se précipitent l'un en l'autre. Et pourtant, ils n'ont pas peur. Il n'y a rien qui s'oppose à eux : pas d'hier, pas de lendemain ; car le temps s'est effondré. Et c'est sur ses ruines qu'ils fleurissent.
Il ne demande pas : "Ton époux ?"
Elle ne demande pas : "Ton nom ?"
Car ils se sont trouvés pour être l'un l'autre une lignée nouvelle.
Ils se donneront cent noms nouveaux et se les ôteront tous, sans bruit, comme on ôte une boucle d'oreille."

Lettre d'une inconnue
8.1

Lettre d'une inconnue (1922)

(traduction Alzir Hella)

Brief einer Unbekannten

Sortie : 1927 (France). Nouvelle

livre de Stefan Zweig

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

On est loin de l'Amour ici ; on est dans la passion destructrice, l'auto-empoisonnement de sa vie par l'absence de communication, la croyance exagérée et prolongée en des fantômes ; toute l'autodestruction, la chute en enfer est bien racontée ; c'est un ravage hurlé, comme une punition qu'on inflige pourtant malgré l'amertume de devoir l'infliger. Me reste encore cette impression de propos surappuyé, quelques lourdeurs, Zweig me donne comme presque toujours l'impression de savoir écrire, même très bien, mais de le savoir et d'en faire trop (ça figerait presque la vie en fait, l'étouffe un peu)...

Correspondance à trois
8.1

Correspondance à trois

Sortie : 29 mai 2003 (France). Correspondance

livre de Marina Tsvétaïeva, Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Des lettres - parfois - d'une beauté bouleversante : celles de Tsvétaïeva à Rilke, les plus belles : les réponses, ardentes et formidables. Ce qui touche Pasternak, j'aime moins - mais pourtant de grandes choses aussi. Les promesses de rencontres - inabouties.

Et puis peu à peu - Rilke qui ne répond plus. Les lettres qui touchent au silence. Le posthume, Tsvétaïeva qui se fait plus prosatique...

"Rainer, si je veux aller à toi, c'est aussi pour ma nouvelle moi, qui ne saurait naître qu'avec toi, en toi. Et alors, Rainer ("Rainer" : le leitmotiv de ma lettre), ne m'en veux pas, c'est moi la mauvaise, je veux dormir avec toi - m'endormir et dormir avec toi. [...] Simplement dormir. Rien de plus. Si pourtant : savoir, jusqu'au plus profond du sommeil, que c'est toi. Et encore : comment ton coeur sonne. Et - baiser ton coeur."

Nous autres
7.6

Nous autres (1920)

(traduction B. Cauvet-Duhamel)

Sortie : 1929 (France). Roman

livre de Evguéni Zamiatine

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

"Mon cher, tu es mathématicien, bien plus, tu es philosophe-mathématicien, eh bien, cite-moi le dernier chiffre.
- Quoi ? Je ne comprends pas, quel dernier chiffre ?
- Eh bien, celui du dessus, le plus grand !
- Mais, I, c'est absurde. Le nombre des chiffres est infini, il ne peut y en avoir un dernier.
- Alors pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n'y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c'est pour les enfants : l'infini les effraie et il faut qu'ils dorment tranquillement la nuit..."

Cette phrase - un peu anodine dans le roman - prend plus de sens quand on sait que Zamiatine a participé à la révolution russe.
Là, une grande dystopie - la première ? - où l'arithmétique est la règle, les mathématiques, la raison, la régularité des moyens d'arriver à un ordre absolu, parfait, d'où aucune différence ne dépasse : le "bonheur". De l'autre côté, des agitateurs, des 'imaginateurs' qui ne se laissent pas guider juste par les formules de Taylor (le Taylorisme comme moyen d'exister). Mais il y a pourtant l'âme qui subsiste et empêche de rentrer tout à fait dans le moule - l'Amour (on revient à une forme de tentatrice, d'Eve - un moyen assez usé par le temps mais à relire en contexte). Puis il y a cette écriture russe, poétique, parfois trop, qui rend tout beau (sans doute trop). Pleine de couleurs - de "L'air lui-même est légèrement rosé et tout imbibé de sang solaire" ; de rêves et de confusions de sensations.

Les Filles de l'ouragan
7.1

Les Filles de l'ouragan (2010)

The Good Daughters

Sortie : janvier 2012 (France). Roman

livre de Joyce Maynard

Rainure a mis 4/10.

Annotation :

Se servir d'un twist final aux grosses ficelles ça ne suffit pas à faire un bon livre, ni savoir bien écrire par à-coups. Comparaisons parfois bien boiteuses, mélange de style peu habile, c'est un peu dommage car le fond est bon.

Les Choses
7.4

Les Choses (1965)

Une histoire des années soixante

Sortie : 1965 (France). Roman

livre de Georges Perec

Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Une douce - terrible - dépossession de ses envies (donc de sa vie), ses désirs, à travers la mollesse, l'attachement à des rêves qui ne nous sont pas destinés. Le bonheur demeure un possible, mais il est fragile - l’inattention, le manque d'entretien le craque, le morcelle comme on laisserai mourir un feu de cheminée. La routine comme enterrement des grands désirs, l'on ne désire plus rien jusqu'à ce que ça en devienne insupportable. L'on confond tout ce qu'on voudrait faire de sa vie, "et tu restes dans ta vie comme un personnage égaré, au milieu d'une autre pièce, qui joue toujours cette même scène unique dont tu ne connais même pas tes deux pauvres répliques" disait Bouaziz ; là on s'égare dans les dilemmes, l'assouvissement des désirs qui exigent trop.

"Mais, dans ces moments où ils se laissaient emporter par un sentiment de calme plat, d'éternité, que nulle tension ne venait troubler, où tout était équilibré, délicieusement lent, la force même de ces joies exaltait tout ce qu'il y avait en elles d'éphémère et de fragile. Il ne fallait pas grand-chose pour que tout s'écroule : la moindre fausse note, un simple moment d'hésitation, un signe un peu trop grossier, leur bonheur se disloquait; il redevenait ce qu'il n'avait jamais cessé d'être, une sorte de contrat, quelque chose qu'ils avaient acheté, quelque chose de fragile et de pitoyable, un simple instant de répit qui les renvoyait avec violence à ce qu'il y avait de plus dangereux, de plus incertain dans leur existence, dans leur histoire."

La conversation de Bolzano
7.2

La conversation de Bolzano (1930)

Vendégjáték Bolzanóban

Sortie : 20 février 2002 (France). Roman

livre de Sándor Márai

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Assez surprenant dans la construction : on retrouve le personnage connu du Casanova, lors d'une exposition où l'on a l'Homme, un et entier. Et puis derrière cette introduction, en fait bien des complexités, bien des longues phrases de réflexion sur le passage des choses, sur l'Amour, sur l'écriture (dissection merveilleuse d'une lettre de 4 mots ; "Je dois te voir", 4 mots comme un tout, quelque chose de parfait - ce qui me rappelle une nouvelle de Borges tiens) ; ce sont des petits passages de quelques pages qui aboutissent à la rencontre d'un triangle amoureux duquel découlent les monstrueux quasi-monologues qui occupent la moitié du livre : un premier, un second, puis le contrat, et la réponse... Des masques qui tombent alors que les mots frappent, sur des phrases et des phrases...

"J'ai tout appris, car je t'aime. Et comprends-moi bien, mon amour, je ne prononce pas faiblement ou languissament ces mots : "Je t'aime" - non, je les dis plutôt avec colère, je te les crie au visage, comme une accusation et un ordre. Tu m'entends, Giacomo ? Je t'aime. Je ne murmure pas ces mots. Je t'interpelle, comme un juge, tu m'entends ? Je t'aime, donc je te juge. Je t'aime, donc j'exige que tu sois courageux. Je t'aime, donc je te recrée, je t'entraîne avec moi, et même si tu étais aussi fort qu'une étoile attachée au rayon de diamant d'une orbite céleste, je t'emmènerais avec moi, je t'arracherais à l'univers, à ta loi et à ton genre, comme tu dis, parce que je t'aime. Ce n'est pas une prière, Giacomo, c'est une accusation, oui, une accusation capitale. [...]"

L'Éducation sentimentale
7.4

L'Éducation sentimentale (1869)

Sortie : 1869 (France). Roman

livre de Gustave Flaubert

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

"On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !"

Il y a tant de lâcheté dans cet homme - dans ces hommes, il y a trop de mots. Tous les rejets de bonheur, toutes les idéalisations, les faux pas et les échecs ; la bonne envie au mauvais moment, ou la réserve qui fait tout échouer. Si je suis moins sensible aux passages historiques et aux incessantes valses / aux réceptions chez les grands, tout le rien de cette vie est amené si subtilement, comme sans efforts, si réalistement et crument - que ça en blesse quelques fois. "à peine le temps d'apercevoir sa propre vie" qu'on est déjà à cette "vie pour rien", ce néant magnifiquement resserré en deux derniers chapitres (les plus beaux du livre).

(et il y a un tel jeu des matières et des froufrous - tous les satins déclinés...)

Rainure

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