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Oh Jean !

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26 livres

créee il y a environ 7 ans · modifiée il y a plus de 2 ans

Le Désastre de Pavie
8.6
1.

Le Désastre de Pavie (1963)

24 février 1525

Sortie : 1963 (France). Essai, Récit

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 10/10.

Annotation :

On le sait grâce à Dumas, un romancier a le droit de violer l’histoire si c’est pour lui faire de beaux enfants. Mais l’autre possibilité, nonobstant, reste de s’approcher en galant homme pour lui faire l’amour avec son consentement, bellement et fougueusement. C’est celle que choisit Giono dans cette partition virevoltante, parfois symphonie explosive, parfois sonate lutine, ou encore concerto pour roi en déroute et armée mercenaire. De la première à la dernière ligne le fieffé gourmand plonge dans la marmelade avec une alacrité tendue qui rend son style flamboyant. Il se plait à dessiner les portraits de tous les protagonistes en orfèvre, montrant dans les futurs adversaires le combat de la chevalerie (bientôt vouée à disparaitre) contre la modernité (encore balbutiante, et un peu terne il faut bien le dire). Les nobles du XVIe siècle partaient à la guerre pour lutter contre le mal héréditaire : l’ennui — les batailles ne les intéressaient pas, ni la stratégie, à peine la victoire : non ce qu’il leur fallait c’était des sensations fortes. Et là, Giono est à son affaire, qui fait oeuvre d’historien des mentalités, avec une dextérité et une intelligence rares. Suit alors, enfin, le récit de la nuit de la St Matthias, drôle et trépidante comme un film de Buster Keaton. Après le cliquetis des armes, les filets des palabres : le dernier acte racontera la captivité du beau François en Espagne, et la partie de poker qui se joue alors entre lui et Charles le quinteux, laissant entrevoir un bouleversement des temps à venir, et pas forcément pour le mieux, puisque la fin de l’esprit chevaleresque coïncidera avec les guerre de Religion, sorte de revanche du peuple lassé d’avoir si longtemps été compté pour rien dans le grand jeu militaire qui se jouait sans eux. Baisser de rideau. Applaudissements.

Le Hussard sur le toit
7.4
2.

Le Hussard sur le toit (1951)

Sortie : 17 novembre 1951 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Un roi sans divertissement
7.3
3.

Un roi sans divertissement (1947)

Sortie : 28 janvier 1948 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

On a souvent la tentation d'opposer dans l'oeuvre de Giono une veine naturaliste et panthéiste datant d'avant guerre, à une veine plus romanesque et narrative dans les vingt dernières années. Pour les tenants de cette vision dualiste, c'est le long épisode de la guerre (presque dix ans sans rien publier) qui marque la grande séparation entre les prétendus deux « moments », et « Un roi sans divertissement » qui est censé être le pivot après lequel rien n'est plus pareil.
J'ai une vision plus organique du corpus je crois, et de ce qui lie entre eux absolument tous ses segments, quelle que soit la date où ils interviennent. Comme l'impression que chaque texte renferme en fait déjà toutes les autres facettes qu'on verra éclore plus tard en plus de celle qu'il est en train de développer en particulier et de celles déjà explorées auparavant. Ce qui fait, après quelques années de compagnonage, d'un roman de Giono cet étrange oxymore : une familière surprise.
C'est peut-être sur ce terrain qu' Un roi sans divertissement est le plus étonnant : que ce soit le premier livre de lui qu'on lise ou le vingtième, il fait naître dans les deux domaines des sentiments exacerbés : la plus grande surprise adoucie par la plus extrême familiarité. Jamais peut être le romancier n'a-t-il frôlé le précipice d'aussi près, avec un sens aussi certain de l'équilbre. Et regardé avec autant de calme le cœur du vertige.

L'Iris de Suse
8.1
4.

L'Iris de Suse (1970)

Sortie : 1969 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Naissance de l'Odyssée
8
5.

Naissance de l'Odyssée (1930)

Sortie : 1930 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

...et par la même occasion, naissance d’un écrivain ! Car même s’il est sorti après, et grâce au succès de, la Trilogie (saluons au passage le courage et la perspicacité de Grasset qui refusa le manuscrit en 1925) il s’agit là du premier roman de Giono, écrit dans les sous sols d’une banque à Marseille, où le jeune homme allait s’étiolant. Quelle entrée en littérature, que ce texte sautillant d’ironie joyeuse, relatant la « vraie » histoire de l’Odyssée, où comment 2000 ans de récits sont construits sur le mensonge d’un lâche don Juan. Humour quasi dada (il y a du Télémaque d’Aragon dans l’air) fondu dans une forme argileuse et serpentine, une sorte de rococo rustique dont seul le grand Jean a le secret : la tête tourne tant tout est contourné, mais le bois dont ces mots sont faits est tellement brut, tellement plein, tellement vénérable, que les volutes y gagnent une poésie et une brutalité antagonistes, choc dont naît au moindre tournant l’émotion. Et chaque phrase est ainsi remplie comme une outre surgonflée. De vins, de vents, de miels, de soleil, de fragrances méditerranéennes, de sueur, de peur, d’espoir en un mélange que l’auteur fait danser au-dessus de nos têtes pour qu’avant d’y gouter nous l’entendions, haletants, glouglouter.

Angelo
7.5
6.

Angelo (1958)

Sortie : 25 avril 1958 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

Giono a l’idée d’un cycle romanesque en dix volumes façon Balzac dès les années 30, promettant une grande fresque se déroulant au XIXe pour servir en quelque sorte de miroir à la société française du XXe. Vaste projet qui ne verra jamais le jour, mais dont procède le cycle de « la demi brigade », mosaïque finalement très déstructurée réunissant les romans relatatant les aventures du hussard italien Angelo Pardi, ainsi qu’Un roi sans divertissement, les nouvelles de Noé et les récits de la demi-brigade. Parmi tous ces textes, parus dans le désordre, Angelo est le premier à avoir été écrit, en 1935, comme une sorte de test, de galop d’essai : pour voir en quelque sorte à quoi ressemblait le bel Angelo, et comment lui faire rencontrer Pauline. Premier brouillon donc, qui n’aura que peu à voir avec la version finale racontée dans le Hussard sur le toit, mais qui regorge de trouvailles, de descriptions merveilleuses, de péripéties déjà stendhalienne en diable qui en font un petit bijou à part entière, peut-être encore plus merveilleux d’être ainsi détaché de toute contingence et laissé inachevé, comme une revanche du désir sur le plaisir.

« Vous n’imaginez pas, dit le Marquis, la séduction que peuvent exercer sur cette femme, sur moi-même et sur toute la maison, la boue et la poussière des routes et cet air écrasé que les grands voyageurs conservent dans le paiement de leur échine jusque dans le repos complet. Je crois qu’il faudrait faire des cercueils en arcs de cercle pour les grands voyageurs morts. On ne peut pas dire que vous ayez fait un grand voyage pour venir d’Aix jusqu’ici. En ce qui vous concerne, ce n’est pas de celui-là que je parle ; je parle de ce très long voyage commencé depuis peut-être bien avant votre naissance et qui a créé les formes de votre corps d’une façon aussi évidente que cet immense voyage préhistorique dont le vent a modelé la tête des chevaux. »

Pour saluer Melville
8.4
7.

Pour saluer Melville (1941)

Sortie : 1941 (France). Essai

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

Quelle chance quand un écrivain qu'on adore adore un autre écrivain qu’on adore aussi, surtout si ça lui donne envie d’écrire sur lui. Pas sous forme d’essai ou de réflexion - ce que pourtant Giono pourrait faire vu à quel point il connait par coeur Moby Dick - mais en se laissant aller à rêver de Melville comme personnage. On comprend avec cette courte promenade aux côtés de ce compagnon à la fois réel et imaginaire, à quel point la fiction est pour Giono une façon de se rapprocher de ses protagonistes, une façon d’observer la vie de l’intérieur, de se laisser souler par ses mystères et ses miroitements. Il ne s’agit donc pas d’un hommage, d’un tribut, même pas tant non plus d’une déclaration d’amour, que d’une accolade, un rapprochement d’autant plus intense qu’il est forcément bref : les fantômes ne restent jamais assez longtemps près des vivants pour qu’on puisse ne faire grand chose d’autre que les saluer en les sentant passer à nos côtés.

« Lui, il a gardé du marin frondeur cette élégance un peu débraillée très séduisante : un peu sur l'oreille, juste ce qu'il faut du casseur d'assiette, tête nue, le chapeau à la main, comme s'il n'avait pas encore eu le temps de se couvrir au sertir d'une perpétuelle bagarre, intact, net; à peine dépeigné, le col bien dégagé, la tête haute et un assez beau tricot sous sa jaquette, mais un tricot. Parmi toutes les dames qui passent et repas- sent sous les grands ormeaux de la promenade, on le désire beaucoup. »

Mort d'un personnage
7.9
8.

Mort d'un personnage (1949)

Sortie : 1949 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

L’histoire du cycle du Hussard est des plus embrouillées, et de ce projet d’une décalogie mettant en miroir deux époques (La Monarchie de Juillet et les alentours de la Seconde Guerre Mondiale), il ne restera finalement que 4 romans, sortis dans le désordre qu’il s’agisse de leur date d’écriture ou de la diègese à proprement parler. C’est donc Mort d’un Personnage qui ouvrira le bal, alors que dans la chronologie de l’histoire c’est lui qui la clot, ce qui veut dire que pour les lecteurs de 1949, le passé de son héroïne, Pauline de Théus, reste des plus opaques : il leur faudra attendre encore trois ans pour savoir qui est cet énigmatique Angelo qu’elle regrette avec tant d’obstination. Et l’effet est le même d’ailleurs pour le narrateur, son petit-fils qui porte sans le savoir le prénom de son grand-père, et qui voit un beau jour débarquer dans l’hospice pour aveugle que dirige son père la vieille aristocrate sanglée dans des tenues d’un autre âge, raide de fière douleur et environnée de silence impénétrable. Le récit de cette cohabitation se déroule en deux temps : pendant l’enfance du narrateur, puis à son retour d’Amérique du Sud, une dizaine d’années plus tard, alors que Pauline est devenue aveugle et sourde, fabuleuse ancêtre que la mort semble avoir pour un temps oubliée. La lente agonie annoncée dans le titre prend avec Giono une dimension hallucinante, grâce exclusivement à la force de sa plume, qui traque les signes, les gestes, les regards pour essayer de serrer au plus près ce qui d’habitude est relégué dans le non-dit et la pudeur gênée. Extraordinaire tableau d’un enfouissement volontaire, désespéré, conquérant, où chaque mot est pesé, choisi, roulé comme un galet au fond du torrent de la phrase, parvenant comme par magie, paragraphe après paragraphe, à exprimer l’inexprimable.

"C'était à ce moment-là, dans la rue, un printemps plein de chiens. C'est le printemps des quartiers pauvres. Poursuites à travers les poubelles, pelotes de hurlements et de grondements en batailles, longs tirages de langues et piaffades devant les couples assujettis et penauds, aboiements cocardiers à la Victor Hugo vers des fenêtres où de vieilles filles tenaient prisonnières des chiennes, dont les bonds secouaient les vitres et dont les gémissements qui battaient la chamade engluaient les escaliers et les couloirs d'une huile plus attirante que la sueur des lis"

Le Chant du monde
7.7
9.

Le Chant du monde (1934)

Sortie : 16 mai 1934 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

Avec ce roman paru en 1934, Giono pousse encore un peu plus loin sa volonté déjà présente dans la Trilogie (Colline, Un de Baumugnes, Regain) de parvenir à une écriture sensorielle où chaque élément de la nature serait mis au même niveau que les héros humains de ses livres. Si le décor est sensiblement le même que dans ses oeuvres précédentes - la Provence de la haute Durance - il atteint cette fois à une hauteur peut-être encore plus emblématique en servant d’écrin et de matrice à une histoire atemporelle et remplie de rebondissements. La quête d’un fils prodigue par Matelot, son père, et Antonio, l’homme du Fleuve, a des accents mythologiques, et le traitement choisi fait furieusement penser à un western en technicolor. Par gigantesques a-plats, la plume de Giono se plait à nous montrer la lutte de trois hommes contre un clan familial qui fait régner la terreur dans un pays coupé du monde. Traques, luttes, incendies, vengeance : le souffle romanesque dans toute sa splendeur.

Colline
7.7
10.

Colline (1929)

Sortie : 1929 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

Colline est le premier roman publié de Giono, mais dans l’ordre de composition il suit Naissance de l’Odyssée, et le rapprochement des deux oeuvres souligne encore plus tout ce que ce récit paysan referme de force mythologique. C’est presque comme une version séculaire de ce que Giono avait tenté avec son récit du retour d’Ulysse dans sa patrie : le portrait d’une Nature divinisée, emplie de force brute qui s’oppose avec violence à la présence inopportune des hommes en son sein. Par petites phrases courtes mais d’une densité symbolique fulgurante, l’apprenti romancier compose une sorte de poème en prose autour de quelques solitaires vivant démunis au milieu des montagnes de Provence. Jamais la Nature n’aura à ce point là paru comme un temple aux vivants piliers : chaque brin d’herbe, chaque arbre, chaque pierre, chaque animal semble renfermer un secret à percer, un mystère dont se méfier, malstrom de signes dont semble se jouer la fabuleuse figure du patriarche Janet, un vieillard en train d’agoniser et bien décidé à entrainer avec lui tous les habitants du hameau. Un récit qui parvient, par sa limpidité même, à rendre palpable l’incroyable et silencieuse guerre que doit mener l’homme pour justifier sa place au milieu d’une terre sur laquelle il n’a aucune légitimité à revendiquer la moindre parcelle d’autorité.

"Justement Gondran regarde la forme des nuages.
Il y en a un qui s’appuie pesamment sur le dos des collines comme une montagne du ciel ; comme un pays du ciel, un grand pays tout désert, avec des vals ombreux, des croupes nues où le soleil glisse, des escarpements étagés.
Tout désert, qui sait ? Il y a peut-être, là haut, des montagnards célestes avec de longues barbes noires et des dents éclatantes comme des soleils. C’est un pays au dessus du pays des hommes…
Jusqu’à maintenant Gondran cherchait dans les nues la menace de l’orage, la pâleur qui annonce la grêle livide ; il ne pense plus à la grêle.
La grêle c’est le blé couché, les fruits hachés, la mort de l’herbe, et puis après… Ce qu’il guette, maintenant, c’est une chose qui le menace lui-même, et non plus l’herbe. L’herbe, le blé, les fruits, tant pis, sa peau, avant tout ça.
Il entend encore la voix de Janet : « tu sais, toi, le malin, ce qu’il y a derrière l’air ? » "

Que ma joie demeure
7.7
11.

Que ma joie demeure (1935)

Sortie : 1935 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Cinq ans après sa trilogie de Pan, qui racontait de l’intérieur des histoires de passion et de nature se déroulant sur de lointains plateaux isolés, Giono entreprend un roman somme destiné à élargir cette vision individualiste pour un message nettement plus social. Mais heureusement, Giono est avant tout un conteur, et ce roman est plus fait pour être senti et vu que pour être compris. Il relate l’apparition d’un messie tout ce qu’il y a de plus laïc et temporel sur le plateau de Grémone où vivent loin les uns des autres quelques paysans. Bobbi, acrobate et poète, débarque de nulle part une nuit et bouleverse petit à petit les habitudes, à force de paroles et de gestes : il est celui par qui la joie arrive, l’utopiste qui va révéler à ses semblables le germe de la libération. Mais toute la complexité et l’ambiguïté de Giono est dans le titre, une prière pour que la joie, une fois advenue, puisse perdurer. Car il n’est pas ici question de mots d’ordres béats et de leçon de savoir être, mais bien d’une lutte permanente et peut-être, surement, perdue d’avance. La joie prônée et espérée par Bobbi n’est qu’une petite allumette dans la nuit, qui flamboie et s’éteint, perdue au milieu d’une boite qu’il s’agit de vider une à une de ses petits morceaux de bois soufrés pour avancer, tant bien que mal, dans les ténèbres.

« On a l’impression qu’au fond les hommes ne savent pas très exactement ce qu’ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est accompagné d’une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c’est la bâtisse d’ombre qui compte ».

Regain
7.5
12.

Regain (1930)

Sortie : 1930 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Il y a pas loin d’un miracle, dans cette affaire là. Car demandez à un auteur d’écrire une histoire toute bête, sans autre péripétie qu’une petite chute dans un bassin, un chien inconnu qui vous regarde puis repart, un corbeau dans le ciel, un champ de blé qui revient à la vie, demandez-lui de vous raconter les jours qui se succèdent là haut, dans un hameau quasi-abandonné, qui ne tient plus qu’à un fil, les trajets à pied ou en voiture à cheval, les vieux qui meurent, les marchés, le vent, un nuage… Ouais, voilà : l’auteur va lever les yeux au ciel, ou hausser les épaules, ou faire un bras d’honneur, ou pire, il va s’y coller et tout sera aussi ennuyeux, ringard ou niais que prévu. Et pourtant, pourquoi, comment, Giono lui ramasse tout ce brinquebalas hétéroclite, aux relents de terroir et de régionalisme, et d’un piège casse-gueule fait un feu de joie. Même pas un hymne, ou une profession de foi. Non, juste un berceau de chaleur, une boule de force et de lumière, un vin de vigueur. Évident, rugueux et poli, bruyant, et plein. Rempli.

« Le vrai, c’est qu’ils ont soif d’être seuls dans leur silence. Ils ont l’habitude des grands champs vides qui vivent lentement à côté d’eux. Là, ils sont cimentés, chair contre chair, à savoir d’avance à quoi l’autre réfléchit, à connaître le mot avant qu’il ait dépassé la bouche, à connaître le mot quand on est encore à le former péniblement dans le fond de la poitrine. Ici, le bruit les a tranchés comme un couteau et ils ont eu besoin, tout le jour, de se toucher du bras ou de la main pour se contenter un peu le cœur.
— Tu ne sais pas ce qu’on devrait faire, si on faisait bien ? On partirait tout de suite à pied.

Ils sont partis par la route de Saint-Martin; ça fait raccourci.
Il y a eu d’abord un grand peuplier qui s’est mis à leur parler. Puis, ça a été le ruisseau des Sauneries qui les a accompagné bien poliment en se frottant contre leur route, en sifflotant comme une couleuvre apprivoisée; puis, il y a eu le vent du soir qui les a rejoints et qui a fait un bout de chemin avec eux, puis il les a laissés pour de la lavande, puis il est revenu, puis il est reparti avec trois grosses abeilles. Comme ça. Et ça les a amusés. »

Un de Baumugnes
7.7
13.

Un de Baumugnes (1929)

Sortie : 1929 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Quel bonheur de plonger, physiquement, dans cette langue rocailleuse, torturée, brute et herissée d'échardes. Les paysages, les situations ou les personnages sont peints comme de larges a-plats, à grands gestes. Ce qui permet à Giono, quand soudain il souligne un minuscule détail, un son, un regard, de faire jaillir l'émotion comme un sourcier de Provence, là où on ne l'attend pas.

"Rigolez, si vous voulez, de ce que moi, la vieille andouille qui se dit à la coule s'embranche dans des couillonnades comme ça, mais, foi parfaite, c'était grave, profond, de long souffle et de même verte force que le vent. Ça semblait comme le vent, la parole des arbres, des herbes, des montagnes et des ciels. Il me semblait que, sortie de sa bouche, cette voix lente partait dans la nuit, droit devant elle comme un trait et qu'elle dépassait le rond du monde. Ça avait la luisance d'une faux."

Le Bonheur fou
7.3
14.

Le Bonheur fou (1957)

Sortie : 1957 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Deux Cavaliers de l'orage
8
15.

Deux Cavaliers de l'orage (1965)

Sortie : 1965 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Deux cavaliers de l’orage, paru en 1965, est l’avant dernier roman de Giono mais sa gestation a été particulièrement lente, puisqu’une une première version a été publiée en revue en 1940, et que le texte lui même est daté, à la dernière page, de 1950, comme pour souligner son rôle de pivot dans l’oeuvre toujours évolutive de l’auteur. Effectivement, les données de bases ressemblent beaucoup à tout ce qui fait l’originalité de sa première période puisqu’une nouvelle fois le récit se déroule dans l’arrière pays provençal aux alentours de Manosque, dans des villages reculés et coupés de toute modernité, mais le traitement choisi s’écarte du panthéisme lyrique cher à l’auteur de Regain pour souligner toujours plus la tragédie humaine qui broie ses personnages, avec notamment un recours accru aux passages uniquement dialogués. Ce parti-pris souligne la distanciation d’un narrateur qui choisit de s’effacer devant la violence des sentiments qu’il met en scène, ici l’amour passion entre deux frères qui ne pourra trouver son dénouement que dans la mort et le sang. Jamais peut-être Giono n’aura mêlé avec tant de finesse et de rigueur la brutalité et la tendresse, la rugosité et la douceur, rendant une fois de plus indissociable les tourments de la nature et celle de l’âme humaine.

« Marceau appela Mon Cadet. Il le fit monter dans la bassine, il prit l’éponge de feuilles de bouleau et il dit « Je vais t’étriller, tu vas voir. » Il fut étonné d’éprouver un contentement terrible, avant même de toucher le corps, rien qu’en approchant la main. Depuis quelques temps, il avait envie de toucher ce corps. C’était la première fois qu’il s’était retenu devant une chose dont il avait envie. Dès qu’il commença à laver son frère avec l’éponge de feuilles, il sentit qu’il prenait un plaisir inouï. Le sang Jason, habitué aux satisfactions de son orgueil, jouissait violemment, mais jamais il n’avait eu cet apaisement, ce sentiment de victoire au-dessus de toutes les autres. Une fois propre, Mon Cadet proposa de l’aider. Il refusa et le renvoya. Il était ivre d’être apaisé par la gloire d’un autre corps que le sien. »

Les Récits de la demi-brigade
7.7
16.

Les Récits de la demi-brigade (1972)

Sortie : 25 février 1972. Recueil de nouvelles

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Giono fait reprendre du service à Langlois, le capitaine si énigmatique d’Un roi sans divertissement, au long de ces six nouvelles écrites sur dix ans, mais contrairement au roman qui prenait un malin plaisir à multiplier les points de vue, ici c’est le gendarme seul qui est à la barre de la narration. Occasion de faire un peu mieux connaissance avec le loustic, qui manie l’humour noir et le désenchantement comme personne, sorte de dandy policier prenant son pied à faire l’équilibriste entre ombres et lumière, entre forces de l’ordre et forces du mal. Ludiques, ces histoires le sont à de multiples degrés, même si derrière la jubilation se dissimule évidemment des abîmes d’autant plus tragiques qu’ils sont tus. Après tout, ce n’est pas pour rien que Giono aimait tant à répéter que « l’important est d’être un pessimiste joyeux ». Joyeux, et stylé, car tout ici est une fête d’écriture, une valse avec le vide et le danger, un pacte proposé au lecteur, de s’engager sur les traces d’un enquêteur qui n’aime rien tant que l’épaisseur et la chatoyance du mystère, la brillante sonorité de l’ambiguïté.

"Elle ne m’honora ni d’un regard ni d’une parole ; elle fit, sans fioritures, ce qu’elle était venue faire : me donner le sentiment de mon incompétence, de ma pauvreté, de ma vanité, et enfin de ma solitude, car, après la démonstration muette d’une élégance et d’une maîtrise de soi à arracher des « hourras !», elle s’échappa, d’un glissement qui n’avait plus ni bruit ni forme, gagna la lisière d’yeuses et disparut.

Ce bal eut vraiment le chic de me laisser devant le vide parfait."

Le Serpent d'étoiles
7.1
17.

Le Serpent d'étoiles (1933)

Sortie : 1933 (France). Récit

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

A chaque fois que j’ouvre un nouveau texte de Giono sur la Provence, une légère inquiétude sourd : franchement, encore ? Qu’est-ce qu’il a encore à en dire, comment pense-t-il pouvoir se renouveler ? Et à chaque fois le bonhomme me cueille : pas de doute, il sait ce qu’il fait, et en réalité malgré la similitude, il ne se répète jamais. Ici, c’est à une incroyable cérémonie, mêlant les deux passions de l’auteur (l’épopée homérique et le monde sauvage des éleveurs de moutons) qu’il nous fait assister. Commençant par une très longue introduction, au caractère foncièrement poétique, on le suit, narrateur à la première personne, découvrant peu à peu tout un monde étrange et puissant, celui des bergers qui vivent en marge du monde moderne. Et puis c’est l’explosion, le spectacle succédant à la quête, qui voit des hommes rejouer sous les étoiles le grand mystère de la nature, comme si soudain on se retrouvait, en plein vingtième siècle, au temps des aèdes grecs.

« La nuit, on la mâchait avec la salade ; la nuit, elle déborda du cratère en lents bouillons, et c’était plein de nuit dans les bouches quand on entama les quignons frottés d’ail. On avait donc ces herbes à manger, puis la nuit – et c’était une nuit du maquis, puis, les étranges regards jaunes de la sorcière de quatorze ans. Tout cela donnait la pâture au ventre et à la cervelle ; je ne sais pas si la cervelle avait bien son compte séparé ; je crois plutôt que tout : salade, huile, pain noir, nuit et regards de gentiane, tout y faisait de la chaleur et du poids, tout s’y changeait en sucs et en effluves, si bien qu’on était, à la fin, ivre de la triple force du ciel, de la terre et de la vérité. »

Le Moulin de Pologne
7.3
18.

Le Moulin de Pologne (1952)

Sortie : 1952 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

A part le titre catastrophique, tout est réussi avec grâce dans cette aventure au romantisme aussi échevelé qu’ironique. Est-ce de l'avoir lu juste après "Albert Savarus" ? toujours est-il que Giono m’a paru bien balzacien soudain : la province qui s’ennuie, les malédictions qui s’enchainent, l’étranger mystérieux qui s’impose… Il y a dans le récit - et avant tout dans le ton adopté - une sorte d’évidence qui agit sur le lecteur comme un charme. On redevient enfant, et on écoute l’histoire, le souffle un peu court de savoir que l’on va à l’abîme, l’âme reconnaissante au conteur d’y aller d’un tel train.

Voyage en Italie
6.7
19.

Voyage en Italie (1953)

Sortie : 1953 (France). Récit

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Giorno, d’ascendance italienne, a pourtant attendu ses cinquante ans passés pour aller en Italie, voir un peu à quoi ressemblait le pays de son héros Angelo Pardi. Partant en voiture avec sa femme et un couple ami, il traverse le Piémont, la Vénétie, l’Emilie Romagne et la Toscane à train d’enfer, plus intéressé par la couleur de la lumière et le comportement des habitants que par les grands chefs d’oeuvres artistiques qui hypnotisèrent Stendhal et tous les adeptes du Grand Tour du XIXe. C’est la dimension théâtrale du pays qui le fascine, il a l’impression d’être au milieu d’une recomposition cinématographique à grand spectacle, et il raconte avec un bonheur fou ces bribes de vie qu’il entrevoient par la fenêtre du véhicule qui l’emmène de Turin à Florence, en passant par Venise, Ferrare et Bologne.

"Ceux qui l’ont vu comme moi savent que ce fut le meilleur jongleur du monde. « C’est un art, disait-il en riant, où l’on n’a pas une seconde à perdre.» Il s’exerçait avec de petites balles phosphorescentes. Il arrivait avec elles à une extrême rigueur. Les arcs que ces balles dessinaient en passant d’une de ses mains dans l’autre étaient rigoureusement des arcs de voûtes romanes. C’est également un art dans lequel on n’a pas une seconde à perdre. Or j’ai le temps : tout mon plaisir est dans le temps que je perds. Le détail, le fait divers, le faux pas est pour moi d’une saveur extrême et d’un enseignement dont je refuse de me passer. Je suis fort capable de méditation au désert. Chaque fois que je vais en prison, j’y prends le plaisir le plus rare et j’ai compris l’appétit de l’homme pour les couvents ; mais j’aime également la vie quand elle est compliquée. Je me suis efforcé de décrire le monde, non pas comme il est mais comme il est quand je m’y ajoute, ce qui, évidemment, ne le simplifie pas. Je l’ai fait avec ce que je crois être de la prudence. J’entrechoque mes découvertes. Je ne jongle pas."

Solitude de la pitié
7.8
20.

Solitude de la pitié (1932)

Sortie : 19 septembre 1932 (France). Recueil de nouvelles

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Recueil de 20 textes écrits au début de sa carrière, entre 1925 et 1932, Solitude de la pitié est comme le carnet de croquis d’un grand peintre, série d’études, gros plan sur des gestes, des sensations, des situations, que l’on retrouvera développées dans ses romans de ces années d’entre deux guerre. C’est disparate et pourtant d’une grande cohérence, avec un regard, une voix, qui touchent au coeur des choses.

« La hase ne gémissait plus.
A genoux à côté d’elle, je caressais doucement l’épais pelage brûlant de fièvre et surtout là, sur l’épine du cou où la caresse est plus douce. Il n’y avait qu’à donner de la pitié, c’était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein coeur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête :
— Non, tu vois, quelqu’un souffre de ta souffrance, tu n’es pas seule. Je ne peux pas te guérir, mais je peux encore te garder.
Je caressais ; la bête ne se plaignait plus.
Et alors, en regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se plaignait plus parce que j’étais pour elle encore plus terrible que les corbeaux.
Ce n’était pas apaisement que j’avais porté là, près de cette agonie, mais terreur, terreur si grande qu’il était désormais inutile de se plaindre, inutile d’appeler à l’aide. Il n’y avait plus qu’à mourir. »

Manosque-des-Plateaux
7.1
21.

Manosque-des-Plateaux (1931)

Sortie : 1931 (France). Essai, Culture & société

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Un long poème en prose, qui use avec bonheur des avantages cumulés des deux formes. Poésie de la lumière, des sensations, des odeurs, portés, transcendés par une langue ciselée, gonflée, amoureuse, qui se glisse avec autant d’aisance dans de simples récits sans importance que dans ces descriptions incroyables d’intensité et de vivacité. Giono magicien, alchimiste, qui par la simple force de l’expression donne envie de tout abandonner pour s’en aller, les poings dans les poches crevés, au milieu des ombres fantastiques…

« Là, se prend le grand lavage qui fait désormais partie de ma vie. Du thym, des lavandettes, de la sauge, de l’herbe dure, de courts genêts, une autre herbe plus charnue, et le vent. Voilà l’eau. On reste un jour et une nuit sans rien dire à nager dans tout ça. N’est-ce pas, durant l’hiver, on s’est imbibé d’air saumâtre, on a mis le nez sous les couvertures, on a tisonné l’âtre, bu de la pluie par les narines et lu de petits livres. Il faut bien un jour et une nuit à nager dans les herbes. Puis, au matin du deuxième jour, on ouvre l’oeil : on est propre. On goûte les odeurs à petits coups : la « limousine » de bure dans laquelle on est plié sent l’ours. »

Le Déserteur
7.5
22.

Le Déserteur (1973)

et autres récits

Sortie : 17 octobre 1973 (France). Recueil de nouvelles

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Quatre récits, écrits comme au fil de la plume, qui permettent de passer quelques heures en compagnie de Jean, ce qui est toujours un grand plaisir. Qu’il nous raconte la vie d’un fuyard réfugié dans les montagnes suisses en 1850, qu’il détaille son amour pour les pierres, qu’elles soient brutes ou architecturées, ou qu’il évoque ses souvenirs d’enfance autour de l’huile d’olive, on baigne dans un bonheur simple, solide, fait avec quelques fibres de légère ironie et un sens de l’observation qui est surtout affaire d’éthique. Le recueil se termine en feu d’artifice avec Le Grand Théâtre, monologue paternel sur le toit terrasse de la maison familiale par une nuit étoilée, relecture faramineuse de la destinée humaine en moins de 40 pages, comme seul Giono en a le secret.

« Et voilà l’univers que nous connaissons ! dit-il. Je ne parle pas du monde, c’est à dire de la terre, car nous sommes tellement différent, toi et moi, bien que tu sois mon fils, que nous serions surpris — peut-être jusqu’à la haine — si nous confrontions les connaissances personnelles que nous en avons. On a beau s’aimer, on ne transige avec personne sur les chemins qu’on prend pour se débrouiller de l’illusion. Mais voilà l’univers, et il n’a qu’un visage, comme tout ce qui n’existe pas. »

Les Vraies Richesses
7.7
23.

Les Vraies Richesses (1936)

Sortie : 1936 (France). Essai

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Écrit en parallèle à « Que ma joie demeure » et sorti l’année suivante, on dirait en quelque sorte un vide-poche, ou un bassin de déversement, pour recueillir sous une autre forme, plus frontale, plus directe, ce qui fait aussi le fond du grand roman de l’utopie impossible. C’est qu’il y a un noyau de ténèbres dans les aventures du groupe de Grémone, savamment entretenu par l’auteur mais qu’il ne faudrait pas mésinterpréter pour autant : l’impossible est moins important que l’utopie, et c’est un peu ce que tente d’éclairer d’un autre jour ici Giono. Qu’on aura rarement vu aussi bien campé sur ses deux jambes pour dire, face caméra, à quel point le capitalisme lui paraît infâme, avilissant et mortifère, en un mot anti-naturel au possible.

« On m'a quelquefois reproché de ne peindre que des hommes ayant des ailes d'aigles, des griffes de lions, des sortes de géants légendaires. Moi je vous reproche de peindre des hommes sans ailes, sans griffes et tout petits. Vous me faites le reproche de démesure, je vous fais le reproche d'aveuglement. Je vois mieux que vous le devenir. Et, même si je le vois mal, et même si je me trompe, j'ai au moins le mérite de faire confiance à la grandeur des hommes, de les pousser à obéir au contrat mystique qui les attache au monde, de les lancer vers la vie épique avec ce que vous appelez « leurs seuls pauvres petits bras » mais sur lesquels le vent héroïque fera pousser les plumes de l'aigle. »

Le Poids du ciel
7.3
24.

Le Poids du ciel (1938)

Sortie : 1938 (France). Essai

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

1938 : devant la situation européenne qui se tend toujours davantage, Giono qui voit l'imminence de l'abîme reprend ses arguments des Vraies Richesses écrit l'année précédente, et tente une ultime sommation pour réveiller ses frères humains. Il crie plus fort, secoue plus violemment, mais semble avoir compris qu'il ne s'agit que d'un baroud d'honneur. Le livre, avec ses trois parties, semble composé comme un retable : de chaque coté deux volets ramassés, encadrant un tableau central plus grand, plus composé aussi, et une fois n'est pas coutume sous forme de collage. Comme s'il inventait au fur et à mesure l'outil dont sa fièvre a besoin, il juxtapose, il explose, il syncope. Mélange des tons, des codes, des espaces, à la limite de Chagall et de Marinetti. Expérimental, et parfois un peu lassant à suivre. Pour tout dire, j'ai trouvé ça mieux réussi dans les parties plus courtes, la première qui bouillonne, danse de Saint-Guy façon Bosch, et surtout la dernière, qui tente une dernière fois de chanter la lumière alors que les ténèbres arrivent. Discours engagé, pertinent et cohérent (et tellement d'actualité aujourd'hui, après 80 ans de saccage anti-écologique nous permettant de voir avec le recul l'ampleur du désastre), un discours que beaucoup aimeraient se contenter de classer comme passéiste et ringard, voire réac. Une chose m'a d'ailleurs sauté aux yeux, que je n'avais jamais perçue : la communauté d'esprit entre Giono et Tati (à qui les mêmes reproches absurdes seront faits), autour de l'idée notamment que la poésie est la pire ennemie de la technique. Il y a dans les meilleures pages du livre la même candeur, la même joie enfantine, et la même désespérance transformée en nostalgie, que dans Mon Oncle. Preuve qu'une guerre mondiale supplémentaire ne pouvait en rien remettre l'Occident sur le droit chemin mais n'a fait qu'empirer l'aveuglement des hommes.

« Non, ce n'est pas ici que vous avez reculé d'horreur. Le gouffre de la raison technique ne peut pas vous donner le vertige. Il vous est familier ; il vous est plus familier que votre propre beauté. Vous avez déjà perdu le commandement de vous-même. Ce que vous haïssez, ce qui mot à mot a meurtri votre chair déjà mystérieusement désespérée, c'est tout le reste du livre. Il parlait à de vieux souvenirs qui depuis longtemps sont en trop. Je vais vous dire le vrai motif de votre haine : vous n'avez trouvé personne à adorer dans ces pages ; et vous avez un terrible besoin d'adorer ».

Le Grand Troupeau
7.3
25.

Le Grand Troupeau (1931)

Sortie : 1931 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Si Giono est toujours resté assez discret au sujet de son expérience de soldat pendant la Grande Guerre, on sait qu’elle l’aura transformée à jamais en pacifiste convaincu. Et c’est elle qui fournit la matière première de son cinquième roman, oeuvre sombre et sanglante qui évoque plus qu’elle ne décrit la grande boucherie de 14-18. L’auteur y alterne deux fils narratifs : la vie à l’arrière, dans un petit village de Provence, et les scènes de Front, déchiquetées, apocalyptiques.Alternance quasi hypnotique, qui s’attache surtout à rendre par les mots la violence éternelle dans laquelle se débat les êtres humains : à l’horreur et à l’absurdité des combats militaires répond en contre-point la violence intrinsèque de la nature, finalement tout aussi absurde. Le grand Troupeau, c’est certes les cohortes de soldats sacrifiés, mais c’est aussi cette vision qui ouvre le roman : un défilé de moutons ensanglantés, épuisés, qui traverse le village pendant des heures. Car chez Giono il n’y a pas d’angélisme, ou de recours à l’idée d’un paradis perdu : la vie est un combat, et la guerre n’en est que l’image poussée à l’extrême, inutile car volontaire, comme un printemps rendu maléfique à force de vouloir le rendre plus vert qu’il n’est déjà.

« Si Dieu m’écoute, il te sera donné d’aimer lentement, lentement dans tous tes amours, comme un qui tient les bras de la charrue et qui va un peu plus profond chaque jour.
Tu ne pleureras jamais la larme d’eau par les yeux, mais, comme la vigne, par l’endroit que le sort aura aillé et ça te fera de la vie sous les pieds, de la mousse sur la poitrine et de la santé tout autour.
Tu feras ton chemin de la largeur de tes épaules.
Il te sera donné la grande facilité de porter souvent le sac des autres, d’être au bord des routes comme une fontaine.
Et tu aimeras les étoiles ! »

Jean le Bleu
7.6
26.

Jean le Bleu (1932)

Sortie : 1932 (France). Roman

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

En même temps qu’il publiait en 1932 chez Gallimard « Solitude de la pitié », Giono confiait à Grasset cet ouvrage autobiographique qui relate ses jeunes années à Manosque. Il s’agit en quelque sorte du récit d’une genèse, de l’anatomie d’un écrivain, où l’on retrouve les principales figures qui ont marquées l’enfance du petit Jean : son père en premier lieu, cordonnier de son état qui a la passion de la compassion, sa mère, l’homme en noir - précepteur qui lui lèguera son amour pour Homère - et bien sûr la Provence. Occasion aussi de compiler toutes une série d’anecdotes annexes qu’il a pu entendre raconter ou vivre directement, et qui ont façonné son imagination. C’est amusant d’ailleurs de voir que le style de l’écrivain, généralement si ample, si baroque, se fait ici nettement plus concis, plus flou aussi, comme si il essayait, par la grâce de sa plume, de se rebrancher directement sur ses sensations de petit garçon, à un âge où tout parait plus complexe, plus indéterminé et plus frappant.

Chaiev

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