Ressasser avec Chantal

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Les rendez-vous d'Anna est un film saisissant sur l'espace et le temps, et la solitude. L'espace avec cet homme qui raconte les pays où il a été et où il a aimé, et Anna qui passe d'un lieu à l'autre, d'une ville à l'autre, ces trains qui passent au loin, qu'on voit, qu'on entend, ces lieux de passage, ces gares et ces hôtels et quand elle est chez elle, c'est pour écouter des messages lui disant où elle devra être et lui demandant où elle est. Et c'est la question: où est Anna, physiquement, psychologiquement? Un film sur le temps avec la présence du passé, la guerre, et les heures qui régulent tout: deux heures pour un appel, pas assez de temps pour un conversation téléphonique, le retard de 30 minutes d'un train, un rendez-vous à midi, l'heure du petit-déjeuner, et un anniversaire manqué, l'année prochaine peut-être. Et la solitude d'Anna, des larmes dans un taxi, la contemplation par des fenêtres de train ou de chambres d'hôtel, une femme en Italie impossible à joindre, Anna qui ne vivra qu'un seul moment sincère semble-t-il, s'abandonnant près de sa mère après une magnifique confession. Oh, et cette chanson pour son amant... Je pourrais continuer de parler de ce film, de son rythme, de sa rigoureuse beauté (petite mention à ces plans quand Anna passent devant les compartiments du train), de la relation mère-fille, de Chantal Akerman, qui, en enchaînant Jeanne Dielman, News from Home, Les rendez-vous d'Anna et Toute une nuit (je dois encore voir Je, tu, il, elle) est à mes yeux l'une des cinéastes les plus inspirantes de notre 7e art. Les films qui disent énormément avec si peu ne cesseront de m'impressionner. Et je crois que j'ai un fétichisme pour les plans fixes et les caméras qui ne tremblent pas.

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Au départ, un espace, un hôtel qui n'existe plus je crois, et au sein de cet espace, d'autres espaces: hall, ascenseur, couloirs, chambre avec salle de bains, toit... Il n'y a pas de son. Parfois, il y a des gens, comme des spectres ou comme des personnages d'un tableau d'Edward Hopper. Et il y a cette caméra, cette machine qui enregistre du temps au sein de ces espaces. Qu'est-ce qui se passe dans notre esprit pendant que le temps d'un plan s'étire? Notre perception change-t-elle? Perçoit-on quelque chose qu'on n'aurait pas vu d'une autre façon? Un couloir est un couloir, mais que se passe-t-il quand on y reste? Imagine-t-on les potentielles histoires qui se jouent derrière les portes? Creusons-nous la réalité? Un mur devient-il un aplat de jaune? Et puis il y a autre chose... Il y a l'espace, il y a le temps, et il y a la matière de la pellicule. Concret. Abstrait. Les plans d'Hotel Monterey provoquent des trous dans le temps, et le spectateur, selon sa personnalité, est aspiré comme dans une spirale.

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Composé majoritairement de monologues, Histoires d’Amérique est un film sur le souvenir. Des histoires inventées, inspirées, réécrites, etc. qui composent une grande histoire juive.

S’ouvrant sur un plan inverse au dernier travelling de News from Home, Histoires d’Amérique est un vrai retour à New York. Nous ne sommes jamais à l’intérieur: c’est un film d’extérieur, et comme nous sommes chez Chantal Akerman, quand nous sommes dehors, c’est la nuit. Toujours mieux pour effacer les détails réalistes. Ça commence par la voix de Chantal, une histoire qu’elle raconte comme pour ouvrir le bal. Puis, elle laisse la parole aux autres.

Comme dans Hotel Monterey, et la nuit aidant, nous avons l’impression d’évoluer dans un monde spectral. Ces hommes et ces femmes sont comme des fantômes qui errent dans la nuit, racontent leurs histoires à qui veut les entendre, avant de perdre leur chemin dans le jour. Ils sont les dernières traces d’un monde mort. Là-bas, en Pologne. Pogroms. Pauvreté. Holocauste. La présence d'un fantôme rappelle qu’il y a eu la vie avant, mais avant comme maintenant, c’était et c'est de la souffrance, de la tragédie. Oui, en Amérique, ils souffrent encore. Ils cherchent leur identité et/ou Dieu dans cette terrible modernité. Ils cherchent leur famille, et surtout leurs parents.

"Why should I survive when everyone else is dead? Why must I stay alive to remember?"

Alors que faire? Chantal Akerman incorpore la réponse dans le film: il faut rire. Elle disait que les blagues servent à faire passer le réel, que c’est une mise à distance. Ils survivent, car ils peuvent rire, même si c’est rire de son propre malheur, de sa propre souffrance.

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À un moment, Michèle dit « bordel de flûte » et je me suis dit qu'il faudrait que je l'utilise au quotidien, cette expression. Oui, à la première occasion qu'il me sera donnée, je dirai « bordel de flûte ». Peu après, en parlant d'amour, parce que c'est une ado et à l'adolescence, on parle beaucoup d'amour, Michèle dit: « Les miettes dans le lit, y a rien de plus déprimant. » Et je l'ai trouvé attendrissante, parce que je comprenais ce qu'elle voulait dire. Plus tard, ils écoutent une chanson de Leonard Cohen, et ils dansent, pourtant, le coup de grâce restait à venir, mais je ne dirai rien. Entretemps, quand Paul lui demande si elle a déjà fait l'amour, elle répond « Presque ». Au cinéma comme à la télévision, Chantal était décidément très forte.

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Une caméra filmant dans la plus grande simplicité un monologue, je suis à la base conquis. C'est surtout étrange comme la perception du film aurait été différente si le texte avait été écrit par un homme.

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Nature morte transcendantale. Ou Michael Snowienne.

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Chantal qui mange du sucre en poudre à la cuillère. Digne d'un tableau d'Hopper.

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Chantal Akerman disait (si mes sources sont bonnes): « J’ai besoin, pour cadrer d’avoir des chambres, des fenêtres, des couloirs. Je me sens plus à l’aise à l’intérieur, avec des structures, qu’à l’extérieur, quand il n’y en a pas. Et c’est pour ça que souvent, quand je suis dehors, c’est la nuit. Comme ça, il n’y a pas tous les détails qu’il y a dans une journée. Et c’est de nouveau comme un intérieur. »

Nuit et Jour (que j’ai double-billé avec Le déménagement), est une leçon akermanienne intérieur/extérieur: l’appartement le jour, et l’errance la nuit. Les lieux connectent les couples, ils n’existent pas sans les personnages et en sont leur reflet: l’appartement pour le couple Julie/Jack, les chambres d’hôtel pour le couple Julie/Joseph.

J’avais entendu quelque part que le cinéma montrait l’espace d’un point de vue de propriétaire, qu’il nous montrait l’espace comme si on le possédait, et qu’Akerman allait quant à elle contre ça: Akerman ne possède pas l’espace, elle l’habite. Voir aussi les exemples évidents des chambres de La chambre, de Je Tu Il Elle, ou encore celle de Portrait d’une paresseuse. Le rapport à l’espace est un rapport d’habitation. Et Nuit et Jour incarne totalement cela. Le déménagement semble presque décalé en filmant le monologue d’un homme (Sami Frey) qui arrive dans son nouvel appartement, et se rappelle son autre appartement, et ce qui y est lié, à savoir trois jeunes femmes.

Nuit et jour, c'est aussi l'été, les fenêtres ouvertes...

Et bien sûr, il y a les mots, les dialogues du film. Chantal Akerman rend l’histoire la plus banale, avec des personnages (disons 2 des 3) extrêmement antipathiques, elle rend le tout attachant, magique, poétique. Et comment ne pas être envoûté par un film où l'on entend la voix de Chantal Akerman?

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L'amour pour Pierrot le Fou et le burlesque.

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Un rythme et une énergie des plus jubilatoires.

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Voir une pièce de théâtre filmée rappelle à quel point aller au théâtre nous manque. Letters Home s'accorde totalement dans l'œuvre de Chantal Akerman: les lettres et le rapport mère/fille, la dépression et le passage de Sylvia Plath à l'hôpital psychiatrique... tout cela résonne avec Chantal Akerman, c'est à se demander pourquoi elle n'est pas à l'origine du projet, puis on se se dit que ce n'est pas son genre d'être aussi frontale. Par contre Claire Atherton et elle ont eu la main lourde sur la musique, je comprends que Delphine Seyrig n'ait pas été fan.

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Un film pour faire un film, un film pour montrer qu'on a les moyens créatifs d'en faire un et pour avoir les moyens financier de le faire. "Toi qui entre ici abandonne toute subjectivité": pour ma part, c'est ce qui est inscrit devant chaque film de Chantal Akerman. C'est un peu long dans sa première partie, mais il y a ces moments merveilleux de voir Chantal Akerman créer, diriger, chanter... Que demander de plus? Et Aurore Clément lisant une lettre, parce qu'il y a toujours des lettres chez Chantal Akerman.

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L'art de la nature morte pleine de vi(tamin)e.